Alors que le journal d’Anne Frank doit faire son entrée dans le domaine public au 1er janvier 2016, le Fonds Anne Frank de Bâle (détenteur des droits patrimoniaux de l’oeuvre) a annoncé dans un communiqué en date du 6 octobre 2015, son intention de s’opposer à cette entrée soutenant que les droits d’exploitation couraient jusqu’en 2030, voire 2050.
Par ailleurs, deux versions du journal coexistent, la première est la version intégrale publiée dans les années 1980 et la seconde, une version « épurée » par le père d’Anne Frank commercialisée en 1947 aux Pays-Bas. Après plus de trente millions d’exemplaires vendus dans le monde, les motivations de ses ayants droit soulèvent une vive polémique qui vient relancer le débat sur la problématique des abus du droit d’auteur.
La durée de protection des droits patrimoniaux
Conformément à l’alinéa 2 de l’article L. 123-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), les droits patrimoniaux s’éteignent 70 ans après le 1er janvier qui suit l’année de décès de l’auteur. Au terme de ce délai, l’oeuvre intègre ce qu’on appelle le domaine public. Au sens du droit civil, le domaine public est l’ensemble des choses communes : elles n’appartiennent à personne et sont communes à tous. Ainsi, l’article 714 du Code civil dispose : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir. ». En conséquence, les oeuvres entrées dans le domaine public peuvent donc être utilisées librement sans avoir à obtenir l’autorisation des ayants droit de l’auteur, mais sous réserve du droit moral. En limitant temporairement les droits patrimoniaux, on favorise au nom de l’intérêt public : la créativité et plus largement la diffusion de la culture.
Toutefois, il existe un imbroglio d’exceptions au monopole des droits patrimoniaux de 70 ans post-mortem. En effet, la durée de protection sera prorogée de 6 ans et 152 jours si l’oeuvre a été publiée durant la première guerre mondiale (article L. 123-8 du CPI), de 8 ans et 120 jours si l’oeuvre a été publiée durant la deuxième guerre mondiale (article L. 123-9 du CPI), ou encore de 30 ans si l’auteur est décédé pour la France (article L. 123-10 du CPI).
Le régime des oeuvres posthumes
Les oeuvres posthumes peuvent être définies comme des oeuvres écrites par l’auteur de son vivant, non portées à la connaissance du public et divulguées à la mort de l’auteur. En l’espèce, les ayant-droits revendiquent l’application du régime des oeuvres posthumes à l’oeuvre d’Anne Frank, leur permettant de faire courir la durée du monopole à compter de la date de la première publication (la version intégrale a été publiée en 1986) à défaut de la date de décès de l’auteur (Anne Frank étant décédé en 1945). L’intérêt est simple : l’oeuvre ne tomberait pas dans le domaine public au 1er janvier 2016 mais a minima en 2030 selon le Fonds Anne Frank de Bâle.
Les oeuvres posthumes bénéficient d’un régime d’exception prévu à l’article L. 123-4 du CPI. Aux termes de cet article : « Pour les oeuvres posthumes, la durée du droit exclusif est celle prévue à l’article L. 123-1. Pour les oeuvres posthumes divulguées après l’expiration de cette période, la durée du droit exclusif est de vingt-cinq années à compter du 1er janvier de l’année civile suivant celle de la publication. ». Ici, il faudra distinguer selon que l’oeuvre a été publiée avant ou après la période d’expiration du monopole.
Initialement, l’oeuvre publiée à expiration du monopole sera protégée durant 50 ans à compter de sa première publication. Mais depuis la directive européenne n°93-98 du 29 octobre 1993 relative a l’harmonisation de la durée de la protection du droit d’auteur et de certains droits voisins, cette protection a été raccourcie à 25 ans.
S’il s’avère que le journal d’Anne Frank est une oeuvre posthume, il n’en demeure pas moins que l’oeuvre ne peut se voir accorder une durée supplémentaire puisque ladite oeuvre n’a pas été divulguée après l’expiration du monopole. En d’autres termes, le journal ayant été publié en 1986, les droits patrimoniaux expireront 70 ans après la mort de l’auteur, soit au 1er janvier 2016.
L’existence d’une oeuvre composite
La fondation détentrice des droits patrimoniaux soulève un autre argument juridique de taille. En effet, celle-ci argue que le père d’Anna, Otto Frank, serait coauteur du journal, et qu’à ce titre l’oeuvre publiée dans sa version 1947 doit être regardée comme une oeuvre composite. Au surplus, l’entrée du journal dans le domaine public serait retardé à 2050, Otto Frank étant décédé en 1980.
L’oeuvre composite, autrement appelée oeuvre dérivée, est définie par l’alinéa 2 de l’article L. 113-2 du CPI comme : « l’oeuvre nouvelle à laquelle est incorporée une oeuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière. ». L’oeuvre composite suppose donc la succession de deux oeuvres et l’absence de collaboration. Pour être en présence d’une oeuvre composite, l’oeuvre nouvelle doit être étroitement liée à l’oeuvre préexistante. A titre d’exemple, sont des oeuvres composites, l’adaptation d’une pièce de théâtre au cinéma, la traduction, la photographie qui incorpore un bâtiment dont l’architecture est protégée par le droit d’auteur, les reprises en matière musicale.
Cependant, toute la difficulté réside dans le fait que l’oeuvre nouvelle doit être originale. Or, peut-on légitimement penser que la version de 1947 le soit ? L’originalité, en droit de la propriété intellectuelle, est entendue comme « l’empreinte de la personnalité de l’auteur », c’est la définition systématisée par Henri Desbois. Il faut un réel apport intellectuel de l’auteur marqué de choix libres et créatifs qui manifestent l’originalité. Le fait de corriger, déplacer ou supprimer voire censurer les passages d’une oeuvre existante ne peut suffire à caractériser l’originalité.
En tout état de cause, le cas du journal d’Anne Frank s’inscrit dans la lignée d’autres affaires célèbres posant tour à tour les mêmes problématiques juridiques ; les oeuvres de Guillaume Apollinaire sont entrées dans le domaine public près de 100 ans après sa mort, Le Petit Prince de Saint-Exupéry, lui, n’est toujours pas tombé dans le domaine public. Malgré ce, les ayants droit du journal d’Anne Frank verront leur exclusivité d’exploitation s’achever : le journal entrera dans le domaine public au 1er janvier 2016.
Vers une définition positive du domaine public
La multiplication des abus de droit d’auteur fait apparaître qu’une articulation entre droit d’auteur et domaine public est plus que jamais nécessaire. En effet, les cas de « copyfraud » qui consistent à revendiquer des droits d’auteur sur une oeuvre afin d’en détenir un monopole économique, entraînent des réappropriations abusives de la part des ayants droit souvent motivés par des considérations financières seules.
L’entrée dans le droit français d’une définition positive du domaine public permettrait de lutter contre ces abus. Cette question a déjà fait l’objet d’une discussion lors du projet de loi relatif à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, adopté le 6 octobre dernier par l’Assemblée Nationale. Aussi, la députée Isabelle Attard avait proposé un amendement visant à intégrer cette définition dans le projet de loi, en vain.
Le débat est à nouveau d’actualité. Porté par la secrétaire d’Etat chargée du Numérique, Axelle Lemaire, le projet de loi « pour une République Numérique » a pour ambition de consacrer une définition du domaine public, définition qui permettrait une protection effective de notre patrimoine commun.
SOURCES :
ATTARD (I.), « Pour la définition positive du domaine public : ma défense de l’amendement 351 », isabelleattard.fr, publié le 1er octobre 2015, consulté le 23 octobre 2015, <http://isabelleattard.fr/blog/2015/10/pour-la-definition-positive-du-domaine-public-ma-defense-de-lamendement-351/#more-23533>
BUREL (L.), « Empêcher le journal d’Anne Frank d’entrer dans le domaine public pourrait avoir des effets pervers », nouvelobs.com, publié le 09 octobre 2015, consulté de le 23 octobre 2015, <http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20151009.OBS7381/journal-d-anne-frank-les-arguments-des-ayants-droit-pourraient-avoir-des-effets-pervers.html>
LABRUYERE (J.), « Les oeuvres du domaine public et la fin des droits patrimoniaux de l’auteur : l’affaire du Journal d’Anne Frank », village-justice.com, publié le 14 octobre 2015, consulté le 23 octobre 2015, <http://www.village-justice.com/articles/entree-Journal-Anne-Frank-dans,20633.html>
LUYSSEN (J.) et GUITON (A.), « Anne Frank : Bataille de droits posthume », liberation.fr, publié le 8 octobre 2015, consulté le 23 octobre 2015, <http://next.liberation.fr/culture-next/2015/10/08/anne-frank-bataille-de-droits-posthume_1400086