Le mardi 2 février 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Hongrie pour violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans son arrêt Magyar Tartalomszolgáltatók Egyessülete et Index.hu Zrt c. Hongrie, la Cour a opté pour la préservation de la liberté d’expression en refusant d’imposer le filtrage de commentaires injurieux. Cet arrêt s’inscrit à la suite d’une jurisprudence contraire puisque le 16 juin 2015, la Cour a admis, dans son arrêt Delfi AS c. Estonie, que les Etats étaient en mesure d’imposer aux éditeurs de sites web commerciaux de censurer les commentaires illicites des internautes sans attendre leur signalement.
La responsabilité des éditeurs retenue par les juridictions hongroises
Magyar Tartalomszolgáltatók Egyessülete (MTE) est une association à but non lucratif d’autorégulation du contenu sur Internet employée par la société Index qui a un portail d’actualités hongrois, Index.hu, pour modérer les commentaires laissés par les internautes. Les deux personnes morales hongroises ont chacune leur site internet et permettent aux visiteurs de laisser des commentaires sur les contenus diffusés. Dans leurs conditions générales est inscrite une clause de déni de responsabilité en vertu de laquelle les auteurs des commentaires sont responsables et non le propriétaire du site. De plus, les éditeurs ont mis en place un système simple de notification par lequel n’importe quelle personne peut dénoncer un commentaire illicite.
Le 5 février 2010 MTE a publié sur son site une critique dénonçant selon elle une pratique commerciale trompeuse de deux sites web d’annonces immobilières. En effet ces sites offraient un service de publication d’annonces gratuit pendant 30 jours qui devenait payant au terme de ce délai sans que les intéressés ne soient avertis. Index.hu a repris cet article et l’a publié sur son site. Le texte a donné lieu à des commentaires injurieux sur le site de MTE et sur celui d’Index.
Le 17 février 2010, l’entreprise qui exploitait les sites d’annonces immobilières a engagé une action civile contre MTE et Index pour atteinte à sa réputation commerciale suite aux commentaires. MTE et Index ont dès lors retiré les commentaires concernés. Mais cette réaction n’a pas suffi puisque la justice hongroise a jugé MTE et Index responsables pénalement des commentaires injurieux voire diffamatoires laissés sur les sites et les a condamnés à payer la somme de 75000 forints hongrois (environ 250 euros) au titre des frais de justice.
La primauté de la liberté d’expression face aux commentaires injurieux
Le 28 mars 2013 MTE et la société Index ont introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant l’article 10 de la CEDH. Les requérants ont estimé que les décisions rendues par les juridictions hongroises ont fait peser sur eux une obligation de modération de la teneur des commentaires laissés sur leurs sites ce qui va à l’encontre de la liberté d’expression sur internet.
Le 2 février 2016, la Cour européenne des droits de l’homme juge que la décision de justice hongroise n’est pas conforme au droit européen. Elle donne raison aux éditeurs et juge que la Hongrie a violé l’article 10 de la CEDH en estimant qu’elle n’a pas recherché un juste équilibre entre la liberté d’expression et l’intérêt des sites commerciaux lésés. La Cour rappelle que les éditeurs de commentaires de sites web doivent assumer certaines responsabilités quant aux commentaires diffusés mais qu’ici la balance n’a pas été correctement faite entre le droit des requérants à la liberté d’expression et le droit des sites d’annonces immobilières au respect de leur réputation commercialiale. En l’espèce les commentaires étaient certes injurieux mais ne constituaient pas des « déclarations de faits diffamatoires », ils étaient de ce fait protégés par l’article 10 de la convention. La responsabilité pénale des éditeurs de sites internet n’était donc pas justifiée.
De plus, pour la CEDH, le fait qu’un éditeur de sites soit responsable pénalement s’il laisse un commentaire injurieux en ligne « peut avoir des conséquences négatives prévisibles sur l’environnement des commentaires d’un portail sur Internet, par exemple en l’incitant à fermer l’espace de commentaires », et peut provoquer « effet dissuasif, direct ou indirect, sur la liberté d’expression sur Internet ».
La coexistence des jurisprudences Delfi et Index.hu
Il y a quelques mois à peine, le 16 juin 2015, la Cour européenne a rendu un arrêt Delfi AS controversé où elle avait estimé que l’article 10 de la CEDH n’avait pas été violé. La Cour a jugé qu’un portail d’actualités sur Internet exploité à titre commercial était responsable des commentaires injurieux laissés par les internautes. Mais alors doit-on, dès lors, voir dans cet arrêt Index.hu de 2016 un revirement de jurisprudence ? Non d’après la Cour. La jurisprudence Delfi doit bien être maintenue : « autres faits, autre solution ».
La Cour note en effet que les situations ne sont pas similaires. Dans l’arrêt Delfi AS, la Cour impose la responsabilité des éditeurs des sites commerciaux qui laissent en ligne des commentaires haineux ou qui appellent à la violence physique. La Cour note alors deux éléments qui n’apparaissent pas dans l’arrêt Index.hu. Tout d’abord le fait que dans la situation de juin 2015 il s’agissait de commentaires haineux et incitant à la violence dont l’illégalité était manifeste alors que dans l’affaire Index.hu les commentaires étaient certes injurieux mais pas clairement illicites. Et ensuite le fait que l’éditeur avait un intérêt commercial ce qui n’est pas le cas dans l’arrêt Index.hu puisque la société Index a confié la gestion de ses commentaires à une association à but non lucratif.
Même si les défenseurs de la liberté d’expression seront satisfaits de cette décision de la Cour, favorable aux éditeurs, la CEDH n’aurait-elle pas du opérer un revirement complet de jurisprudence ? En effet n’aurait-il pas été plus judicieux de sa part de dire qu’un éditeur de site internet ne doit pas être tenu responsable des commentaires postés par les internautes sauf s’il décide de les laisser en ligne après avoir été alerté de leur caractère illicite ? C’est d’ailleurs la solution retenue par le droit communautaire, retranscrit en France dans la loi LCEN du 21 juin 2004.
SOURCES
CHAMPEAU (G.), « La CEDH refuse d’imposer le filtrage de commentaires, sauf exceptions », numerama.com, publié le 3 février 2016 < http://www.numerama.com/politique/143069-la-cedh-refuse-dimposer-le-filtrage-des-commentaires-sauf-exceptions.htm>
CHAMPEAU (G.), « La CEDH encourage la censure des commentaires haineux sur les sites de presse », numerama.com, publié le 16 juin 2015 < http://www.numerama.com/magazine/33418-la-cedh-encourage-la-censure-des-commentaires-haineux-sur-les-sites-de-presse.html >
REDACTION DE ZDNET.FR, « CEDH : les éditeurs ne sont aps toujours responsables des commentaires injurieux », zdnet.fr, publié le 4 février 2016 < http://www.zdnet.fr/actualites/cedh-les-editeurs-ne-sont-pas-toujours-responsables-des-commentaires-injurieux-39832318.htm >