Pour les créateurs d’œuvres de l’esprit, la question de leur rémunération face aux plateformes est d’une brûlante actualité. Ces dix dernières années, l’Internet est devenu un marché économique à part entière. Cette nouvelle place forte dématérialisée a perturbé la logique traditionnelle de l’échange commercial et est apparue comme un intermédiaire et un acteur économique de dimension internationale. Il a en effet permis aux consommateurs, par le biais des nouvelles technologies et du numérique d’avoir accès à des biens au delà de leurs frontières.
Face à cette dématérialisation des contenus et à leur mise à disposition en ligne par d’autres personnes que leur créateur, les droits, patrimoniaux notamment, des auteurs d’œuvres de l’esprit sont menacés. À propos du streaming légal et illégal, les lois du 12 juin 2009 n°2009-669 et du 28 octobre 2009 n°2009-1311 relatives à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet, sont venues apporter un cadre légal à la pratique. L’enjeu actuel concerne donc principalement les « plateformes numériques », notion qui vise les réseaux sociaux, sites de partages vidéo et audio, magasins d’application et moteurs de recherche qui offrent de nouveaux services et remettent en cause la chaine de valeur et les catégories usuelles du secteur audiovisuel.
Une protection des œuvres en ligne insuffisante
Les plateformes numériques de vidéos et de musiques à la demande, tels que Youtube, Dailymotion ou Deezer permettent à toute personne disposant d’une connexion Internet d’accéder gratuitement à une œuvre audiovisuelle ou musicale, œuvre dont la reproduction et la représentation n’a pas toujours été autorisée par son ayant-droit. De tels contenus peuvent par ailleurs être rediffusés et ré-exploités par les utilisateurs des plateformes. Ainsi, 66% au minimum du chiffre d’affaire de ces géants du Net est généré par la culture, les revenus des plateformes dépendant donc directement des industries culturelles. La culture représentait en 2013 3% du produit intérieur brut mondial selon le panorama mondial des industries culturelles et créatives réalisé par le cabinet de conseil EY pour l’UNESCO, soit bien plus que les télécommunications. Or, bien que le secteur culturel soit source d’une richesse importante, la part donnée aux créateurs et détenteurs de droits d’auteur est infime. D’après le quotidien « Le monde », Youtube reverse 0,0008 dollar par écoute à l’auteur. Jean-Michel Jarre, président de la Confédération Internationale des Droits d’auteur et des Compositeurs (CISAC) a souligné, lors de sa rencontre en juin 2016 avec le premier ministre français Manuel VALLS, la nécessité que les « créateurs reçoivent une rémunération équitable pour l’utilisation de leurs œuvres, particulièrement sur les plateformes numériques ».
Actuellement, en France comme dans de nombreux autres pays dans le monde, les auteurs confient la gestion de leurs droits patrimoniaux à des sociétés de gestion collective qui collectent et distribuent les royalties tirées de leur exploitation aux créateurs proportionnellement aux recettes engendrées. Toutefois, avec les plateformes, on assiste à un déséquilibre dans le transfert de valeurs qui favorise les intermédiaires en ligne. De par leur régime juridique relevant du droit de la communication en ligne et de la directive e-Commerce 2000/31/CE, ces intermédiaires n’ont aucune obligation générale de filtrage des contenus et ne peuvent être retenus responsables que dans deux cas, au sens de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004, « Loi pour la confiance dans l’économie numérique » :
– à posteriori, lorsqu’un utilisateur a signalé un contenu manifestement illicite et que la plateforme ne l’a pas immédiatement retiré ;
– lorsque la plateforme a participé à la mise en ligne du contenu.
Certains opérateurs ont mis en place des mécanismes permettant de détecter des contenus, tels qu’une copie audio ou vidéo, qui violent les droits de leurs détenteurs. C’est le cas de Youtube (Google), qui a mis en place en 2007 le Content ID. La copie illicite est bloquée ou monétisée pour le compte de l’ayant-droit. Cependant ces dispositifs restent inefficaces au regard des profits tirés par les plateformes, d’autant plus que le contenu peut être publié à nouveau sur d’autres sites.
Le 21 juin 2016, l’industrie musicale américaine avait interpellé le Congrès sur les pratiques de Youtube qui tirerait selon eux profit des règles existantes, rapporte le journal « Le monde ». Les artistes, syndicats représentatifs et guildes réclamaient une modification de la législation en vigueur, et notamment du Digital Millenium Copyright Act de 1998 qui protège les géants de l’Internet de toute poursuite judiciaire en cas de contenus publiés sans autorisation des détenteurs de droits par des utilisateurs. Le pouvoir de négociation des maisons de disques avec les plateformes est aussi remis en cause. Elles déséquilibrent l’organisation complexe du système de rémunération des auteurs. Les plateformes peuvent en outre faire valoir leur utilité dans l’accès du public à l’œuvre de l’artiste et donc dans les ventes potentielles résultant du visionnage ou de l’écoute.
Mais comment concilier diversité culturelle et accès de tous à la culture avec une rémunération des auteurs proportionnée à l’utilisation en ligne ?
Une tentative de modernisation du droit de l’Union Européenne critiquée
Le 14 septembre dernier, la Commission Européenne a rendu public son projet de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, proposant ainsi de moderniser les règles en vigueur issues notamment de la directive du 22 mai 2001, 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur. Cette proposition fait suite à la « Stratégie pour un marché unique numérique » présentée en mai 2015 par la Commission Européenne et a pour objectif de promouvoir la diversité culturelle en Europe, de faciliter l’accès en ligne aux œuvres culturelles européennes protégées hors Union Européenne tout en clarifiant et harmonisant les règles applicables aux services en ligne, pour plus de sécurité juridique.
La proposition de directive rapporte les difficultés des ayants-droit à être rémunérés justement pour la diffusion en ligne de leurs travaux. Afin d’améliorer les relations contractuelles entre les détenteurs de droits et les services en ligne, elle annonce des mesures qui tendent à permettre des négociations plus équitables et une plus grande transparence de ces services quant aux revenus générés par la diffusion des œuvres. De nouvelles obligations seront ainsi imposées aux services en ligne, et les plateformes de partage devront déployer des mécanismes de rémunération proportionnée et de protection des droits d’auteurs, nécessaires à la réalisation de l’objectif de diversité culturelle. Les plateformes devront alors agir à priori et auront une obligation de moyen et non plus de résultat, même si quelques exceptions au droit d’auteur sont envisagées par le projet, notamment pédagogiques.
Certains ont déjà mis en œuvre de tels dispositifs, tel que Youtube avec Content ID, mais nombreux sont ceux qui critiquent son inefficacité et requièrent plus de sévérité du mécanisme. D’autres, comme l’Association des Sites Internet Communautaires (ASIC) dont Youtube et Dailymotion font partie, s’inquiètent de cet élargissement de la responsabilité des hébergeurs et d’une entrave à la créativité des internautes sur l’Internet. Ils estiment, en s’appuyant sur l’arrêt Sabam de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE, 16 févr. 2012, Sabam, C-360/10), que l’obligation de filtrage, au delà du coût élevé et de la complexité des technologies qui seront employées, est dangereuse pour le respect de la liberté de la presse et de la vie privée. Certes cette mesure pourrait être un frein au lancement de start-up dans le secteur de partage de contenus audiovisuels, mais en réalité, ce sont principalement les grands acteurs de la vidéo à la demande qui sont visés. Ils disposent en effet des moyens financiers et des pôles de recherche et d’innovation nécessaires à la création des dispositifs techniques de contrôle à priori. À titre d’illustration, le journal « Le monde » rapporte que Youtube a réalisé un chiffre d’affaires de 720 millions d’euros en 2014 seulement au niveau européen. En outre, il était peut être techniquement très compliqué de contrôler chaque contenu en ligne il y a dix ans, aujourd’hui l’avancée des procédés techniques et technologiques permet de telles pratiques. La Chine en est la preuve puisqu’elle parvient à surveiller de manière généralisée les connexions, données, profils, contenus des utilisateurs du réseau Internet chinois.
La proposition de directive semble ainsi moderniser les règles du droit d’auteur mais de sa lecture résulte un manque de clarté sur la manière dont la rémunération par les hébergeurs serait plus proportionnée. En effet, le projet prévoit en son article 15, Chapitre 3, Titre IV un « mécanisme d’ajustement contractuel » qui permettrait aux ayants-droit de négocier avec les services en ligne. Or se pose la question de l’égalité des rapports entre les deux entités, la partie la plus faible étant souvent celle avec le moins de ressources et il en est de même pour le mécanisme de résolution des conflits. Certains craignent même l’émergence d’une « police privée du droit d’auteur ». Ces mesures nécessitent une précision de la part de la Commission, qui devra en délimiter les contours afin d’assurer des négociations équitables.
Jean-Noël TRONC, directeur général de la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique (SACEM), propose de son côté soit l’instauration d’un droit de suite par lequel l’auteur percevrait un pourcentage si l’une de ses oeuvres vendues était revendue plus chère, soit la généralisation d’un droit de compensation en échange du droit à la copie privée. Concernant la copie privée, la loi n°2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création prévoit l’extension de la redevance pour copie privée aux enregistreurs numériques, tels que Molotov TV. Pour en savoir plus, vous pouvez aller consulter l’article « Article 15 de la loi création : le cocktail concocté pour les enregistreurs numériques s’avère sucré-salé. Gare a la gueule de bois ! » de Salomé BELLALOU.
De nombreuses autres mesures de la proposition de directive sont contestables, telle que l’instauration d’un droit voisin pour les éditeurs de presse qui risque de fragiliser les auteurs face aux producteurs et éditeurs. Nombreux sont ceux qui reprochent ainsi à la Commission de ne se cantonner qu’au niveau de l’industrie culturelle et de ne pas avoir une vision du droit d’auteur plus moderne et plus proche des auteurs.
En France, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel attend avec impatience cette directive puisqu’elle pourrait peut-être être la goutte qui ferait déborder son contrôle sur les plateformes de partage, relevant actuellement du droit de la communication en ligne, et dont une définition claire et précise est prévue par le projet de loi « République numérique ».
SOURCES :
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