« Il y a un fil directeur entre l’ouverture à la concurrence il y a dix-neuf ans et la neutralité du net aujourd’hui. Ce fil directeur, c’est que nous voulons encourager les échanges. » S’exprimant ainsi, Sébastien Soriano confirme un engagement de sept années, un engagement pour la reconnaissance du principe de neutralité comme pilier de l’internet. Dès 2009, le régulateur français s’était en effet emparé de la question et avait rendu un avis en 2010 qui dévoilait sa doctrine.
La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 inscrit cette Net Neutrality en son chapitre « Environnement ouvert. » Mais l’article L33-1 du CPCE qu’elle modifie ne fait que renvoyer au règlement communautaire relatif à l’accès à un internet ouvert et élude la question de la définition.
L’internet ouvert, vaste notion parfois incomprise, se pose comme condition d’une structure sujette à la concurrence qui ne discrimine pas en fonction de l’importance sur le marché de tel ou tel acteur. Le but étant de toujours favoriser concurrence et innovation. Cette dernière serait nécessairement bridée si le système élevait sans relâche des barrières techniques entre les consommateurs et les start-up.
La neutralité du net, quant à elle, définie sans être nommée, sous-entendue derrière cet idéal d’un internet ouvert, constitue la raison d’être du règlement 2015/2120. Aussi est-il reconnu que les « utilisateurs finals ont le droit d’accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d’utiliser et de fournir des applications et les services et d’utiliser les équipements terminaux de leur choix, quel que soit le lieu où se trouve l’utilisateur final ou le fournisseur, et quels que soient le lieu, l’origine ou la destination de l’information, du contenu, de l’application ou du service par l’intermédiaire de leur service d’accès à l’internet. » Le corollaire de cette liberté réside dans une obligation de non-discrimination imposée aux opérateurs de télécommunications.
Ainsi décrite, cette neutralité s’applique vis-à-vis des terminaux choisis par le consommateur. Cela se traduit par l’autorisation du tethering – ou partage de connexion – par le fournisseur d’accès qui ne pourra altérer le flux de données sous prétexte que l’équipement a changé.
Utilisation de la bande passante via un accès fixe (à gauche) et via un accès mobile (à droite). Source : Sandvine (cliquer pour accéder au document)
Les contenus audiovisuels tel Youtube, Dailymotion ou Netflix consomment le plus de bande passante (cf. graphiques) et il pourrait paraître judicieux de leur accorder un accès priorisé et à leur taille. Il devra également s’abstenir d’opérer une sélection entre les paquets de données qu’il achemine en raison de leurs provenances, de leurs destinations, de leur poids ou de leur nature. De prime abord, il serait facile de considérer que dans les tuyaux, comme sur l’autoroute, les paquets circulent libres et égaux. Toutefois, les législateurs ont aménagé des exceptions qui viennent légitimement complexifier ce tableau idéaliste.
Parmi les exceptions légales à la neutralité du net, la surprise du zero rating
Aux termes de l’article 3 du règlement « Garantir l’accès à un internet ouvert », les opérateurs de télécommunications sont autorisés à mettre en place un filtrage ou une voie prioritaire. Ils peuvent même altérer les échanges si cela est motivé par une conformité aux dispositions communautaires ou internes. En la matière, protection et sûreté du territoire constituent souvent les points centraux de telles mesures bien que le respect du droit d’auteur ne soit pas en reste. Ces aménagements sont connus en droit national pour justifier des limites aux droits et libertés fondamentaux qui, cependant, observent un principe de proportionnalité.
Ce qui semble moins commun le plus se situe davantage du côté du zero rating. Cette pratique permet à l’opérateur de télécommunications de ne pas décompter du forfait d’un client l’utilisation de certaines applications. En France, avait été constatée qu’Orange opérait une telle pratique vis-à-vis du site d’écoute de musique en ligne Deezer avec lequel un partenariat est conclu depuis 2010. Cette offre a désormais disparu mais l’illustration permet de mieux saisir l’enjeu. Lorsque de tels accords sont conclus, l’accès aux applications analogues est moins aisé et les entreprises d’une catégorie identique se trouvent discriminée. C’est la raison pour laquelle le BEREC, dans ses lignes directrices, rappelle l’obligation d’étendre le zéro rating non à un seul acteur mais à l’ensemble de la catégorie. Le zéro rating n’est donc pas prohibé par principe mais une analyse in concerto devra être opérée par l’autorité de régulation pour s’assurer de la licité de l’accord. Les opérateurs ne seraient fondés à mettre en place un zéro rating qui contreviendraient aux finalités du règlement européen. L’ARCEP devra également examiné l’impact sur les utilisateurs finals et la position, sur le marché, des deux parties au contrat de zéro rating.
Un rapport annuel permettant d’évaluer la pertinence de ces lignes directrices ainsi que le travail de chaque “ARCEP” européenne devra être remis en 2017. Ce document devrait fournir aux entreprises des éléments clefs afin d’orienter les pratiques et éviter toute sanction.
Vers un pouvoir de perquisition aussi crucial que celui de la CNIL ?
Règlement européen et BEREC confirment la frontière ténue entre l’altération raisonnable et celle qui est illicite, entre les accords de zero rating autorisés et ceux qui sont prohibés. Aussi importante la « régulation par la data » soit-elle, la neutralité du net en tant que principe cardinal pleinement reconnu n’en est encore qu’à ses débuts. Elle pourrait encore plier face à la tentation des fournisseurs d’accès ou de services d’amortir les coûts de leurs investissements aux termes de contrats qui auraient un effet néfaste sur le droit de la consommation et celui de la concurrence.
« Les autorités réglementaires nationales et les autres autorités compétentes devraient être habilitées à prendre des mesures à l’encontre d’accords ou de pratiques commerciales qui, en raison de leur ampleur, donnent lieu à des situations où le choix des utilisateurs finals est largement réduit dans les faits.[2] » Prenant acte du commandement européen, l’article 43 de la loi pour une République numérique réactive la mémoire d’un pouvoir de perquisition. Il dispose que les « fonctionnaires et agents placés sous l’autorité du ministre chargé des communications électroniques et de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes habilités à cet effet par ledit ministre et assermentés (…) peuvent pour l’exercice de leurs missions, opérer sur la voie publique, pénétrer entre 8 heures et 20 heures dans tous lieux utilisés à des fins professionnelles. »
Sur autorisation préalable du Juge des libertés et de la détention, l’Autorité disposera d’une palette d’actions significative. La loi du 6 août 2004 avait doté la Commission nationale de l’Informatique et des libertés de pouvoirs analogues. Dès lors, le nombre de contrôles sur place effectués par la CNIL, soit 268 pour l’année 2015, a permis d’infléchir considérablement l’attitude des acteurs, désormais plus perméables à la doctrine en matière de données personnelles. La loi du 7 octobre 2016 pourrait bien conduire aux mêmes effets et servir la même fin : construire une coopération durable et transparente avec les opérateurs.
[1] Article 5 « Surveillance et exécution » 3°
[2] Exposé des motifs (7)
ADAM (L.), Neutralité du net : l’Arche rend son état des lieux : <http://www.zdnet.fr/actualites/neutralite-du-net-l-arcep-rend-son-etat-des-lieux-39825286.htm>
PÉPIN (G.), Fibre, IPv6, neutralité du net, Next INPACT : <http://www.nextinpact.com/news/101547-fibre-ipv6-neutralite-du-net-ce-que-loi-numerique-change-aux-telecoms.htm>
Conférence de presse du lancement des lignes directrices du BEREC : https://www.youtube.com/watch?v=SBnA5nLxdgA