Selon la vision de Montesquieu, exprimée dans l’Esprit des lois de 1748 : « Il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l’on cache les statues des dieux ». Ainsi, cette vision pourrait être mise en parallèle avec l’actuelle mise en place de l’état d’urgence. Cependant, après presque un an d’application, on peut légitimement se demander l’impact d’un tel dispositif sur l’exercice de nos libertés publiques et individuelles.
Une restriction légitime des libertés sous l’état d’urgence
Il s’agit d’une situation prévue par une loi du 3 avril 1955, qui permet de renforcer les pouvoirs des autorités civiles et de restreindre certaines libertés publiques ou individuelles pour des personnes soupçonnées d’être une menace pour la sécurité publique. L’état d’urgence est un dispositif figurant parmi d’autres régimes de pouvoirs de police spéciale, à savoir l’état de siège et la mise en place de l’article 16 de la Constitution de 1958. En vertu de son article 1, ce dispositif peut être déclaré: « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Une fois mis en place, l’état d’urgence permet plusieurs mesures contraignantes telles que l’assignation à résidence, la restriction de la liberté d’aller et venir, l’interdiction de séjour, la réquisition des personnes ou des moyens privés, l’interdiction de certaines réunions, la perquisition administrative.
Même, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH), pourtant véritable gardienne de ces droits, a prévu en son article 15 qu’il est possible de déroger aux différents principes énoncés dans la convention, en cas d’état d’urgence.
Historiquement, l’état d’urgence a été appliqué soit à une époque bien lointaine, à plusieurs reprises lors des évènements d’Algérie, soit à des espaces réduits tels qu’à la Nouvelle Calédonie en 1984 ou en 2005 dans vingt-cinq départements. Son actuelle mise en place sur l’ensemble du territoire atteste du caractère préoccupant de la situation.
Une mise en place exceptionnelle lors d’une situation exceptionnelle
Après une réunion du conseil des ministres, dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, le Président de la République François Hollande a décrété, la mise en place de l’état d’urgence. En effet, aujourd’hui, la menace terroriste réelle et sérieuse pèse sur le territoire français. Cette menace s’est traduite par les attentats commis à Paris et à St Denis, le soir de la mise en place de ce dispositif. Depuis, l’état d’urgence a été reconduit à plusieurs reprises. La dernière reconduction date du 21 juillet 2016 et prolonge le dispositif pour une durée de six mois supplémentaires. Le vote des députés quant à sa reconduction montre une certaine absence de remise en cause de ce dispositif. En effet, on comptait 489 voix pour, 26 voix contre et 4 abstentions. Néanmoins, la mise en place d’un tel dispositif pose certaines questions quant à l’exercice de certaines libertés individuelles.
Un dispositif initial d’ingérence dans les données personnelles
Lors de sa mise en place en novembre 2015, plusieurs critiques ont commencé à apparaître, concernant cette application dans un Etat démocratique. Le 17 décembre 2015, une centaine d’organisations ont rendu public le texte « Sortir de l’état d’urgence ». Outre l’infondement de multiples perquisitions, la multiplication des assignations à domicile, la fréquente interdiction de rassemblement et de manifestations, c’est une autre disposition, prévue à l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 qui est contestée. En effet, la loi du 20 novembre 2015 qui prolonge l’état d’urgence a renforcé le dispositif d’origine, notamment avec la possibilité, lors de perquisitions, que soit faite une copie sur tout support des données stockées dans tout système informatique ou équipement.
La récente loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 est venue rappeler l’importance de la protection des données personnelles aujourd’hui, en son article 54 : « Toute personne dispose du droit de décider et de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel la concernant, dans les conditions fixées par la présente loi ». Il est alors question de s’interroger sur le sens de ce principe en situation d’état d’urgence. Car si la population peut être prête à restreindre une partie de ses libertés, cette restriction n’est ni censée être illimitée, ni permanente.
Une décision rassurante du conseil constitutionnel quant à la protection des données personnelles
Grâce notamment aux efforts de la ligue des droits de l’Homme, ainsi que plusieurs autres associations, le conseil constitutionnel, a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité à ce sujet. Concernant la copie de données personnelles, le conseil a rendu une décision le 19 février 2016 et a estimé que « le législateur n’a pas prévu de garanties légales propres à assurer une conciliation équilibrée entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et le droit au respect de la vie privée ». Les juges constitutionnels se sont appuyés sur le fondement de l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 pour rendre leur décision. Cet article dispose que : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». Donc la disposition, qui permettait à l’autorité administrative de copier toutes les données informatiques auxquelles il aura été possible d’accéder au cours de la perquisition, a été annulée.
De nouvelles actualités législatives inquiétantes quant à la protection des données personnelles
Malgré cette décision rassurante pour l’exercice de nos libertés, les dernières dispositions légales ne sont pas moins inquiétantes.
D’une part, une loi a été adoptée le 3 juin 2016, renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale. Son article 2 prévoit : « que le juge des libertés et de la détention peut, à la requête du procureur de la République, autoriser par ordonnance motivée l’accès, à distance et à l’insu de la personne visée, aux correspondances stockées par la voie des communications électroniques accessibles au moyen d’un identifiant informatique. Les données auxquelles il a été permis d’accéder peuvent être saisies et enregistrées ou copiées sur tout support ».
D’autre part, l’état d’urgence a été reconduit le 21 juillet 2016 jusqu’en janvier 2017. L’article 2 de cette loi prévoit : « Si la perquisition révèle l’existence d’éléments, notamment informatiques, relatifs à la menace que constitue pour la sécurité et l’ordre publics le comportement de la personne concernée, les données contenues dans tout système informatique ou équipement terminal présent sur les lieux de la perquisition peuvent être saisies soit par leur copie, soit par la saisie de leur support lorsque la copie ne peut être réalisée ou achevée pendant le temps de la perquisition ».
Ce type de pratique est certes plus encadré par certaines conditions de forme. Mais, en pratique certaines autorités peuvent légalement copier et stocker nos données personnelles, tant que nous serons en situation d’état d’urgence.
Ce n’est alors pas la tentative de protection de notre sécurité par ce dispositif qui est dangereuse pour notre démocratie, mais son incroyable longévité qui pourrait nous faire oublier l’actuelle vulnérabilité de nos données personnelles.
SOURCES :
DÉCIMA (O.) Terreur et métamorphose, recueil Dalloz, n°31, pp. 1826-1836, 2016
QUÉMÉNER (M.) Perquisitions et saisies de données informatiques dans le cadre de l’Etat d’urgence, Dalloz IP/IT, pp. 499-501, 2016
LE BOT (O.) Prorogation de l’état d’urgence et mesures de lutte antiterroriste, AJDA, N°34, pp. 1914-1924, 2016
Discours de DUMONT (F.) Présidente de la Ligue des Droits de l’Homme, lors de la conférence de presse du 17 décembre 2015
Sites internet :
www.cnil.fr
www.interieur.gouv.fr