La liberté d’expression est un droit fondamental en France depuis 1789, protégée par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Ce droit est bien évidemment encadré pour en limiter les abus et ce, depuis la loi de 1881. Les abus nous concernant en la matière sont les délits de presse, et très particulièrement celui de diffamation. La diffamation est une « allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». Jusqu’à présent, un article diffamant pouvait être poursuivi exclusivement sur le terrain pénal et ce pendant une durée de trois mois à compter de la publication, selon l’article 65 de la loi de 1881. Passé ce délai de trois mois, il n’était plus possible d’agir pour se défendre en invoquant la diffamation. L’évolution actuelle tend à allonger le délai d’action permettant une meilleure protection pour se défendre en cas d’abus à l’ère d’internet.
La question du lien hypertexte : une jurisprudence favorable à l’élargissement de la prescription en matière de diffamation en ligne
Les prémices ont été posées par la Chambre de la presse du tribunal de grande instance de Paris le 18 mars 2013. Les juges ont dû se prononcer sur le fait de savoir si l’insertion d’un lien hypertexte remettant au goût du jour un article contenant des propos diffamatoires devait relancer le délai de prescription.
Les juges ont effectué un raisonnement par analogie, ils ont en effet assimilé la publication d’un lien hypertexte à la réédition d’un livre. À ce titre, ils ont considéré que l’insertion d’un lien hypertexte dans un nouvel article mis en ligne par le même auteur devait être considéré comme une reproduction. Comme la reproduction fait courir un nouveau délai de prescription, ils ont considéré que la reproduction de l’article (par le biais du lien hypertexte) faisait également courir un nouveau délai de prescription. La conséquence de cette décision est d’élargir le délai d’action du plaignant, celui-ci peut alors se défendre à chaque fois qu’un lien hypertexte est publié, alors même que l’article diffamatoire aurait été publié dix ans auparavant par exemple. Il faut comprendre cette décision des juges au regard de ce que produit internet en matière de vitesse d’accès à l’information et également en matière de pérennité des informations transmises. Ils ont tout simplement souhaité apporter une meilleure protection aux personnes victimes de diffamation en ligne. Cette décision innovante en la matière avait toutefois besoin d’obtenir le soutien de la Cour de cassation pour faire jurisprudence.
C’est chose faite, le 2 novembre dernier, la Chambre criminelle de la Cour de cassation s’est prononcée dans le même sens que la décision rendue par les juges de la 17ème chambre. L’affaire en cause opposait d’autres parties, mais la question restait inchangée. La Haute juridiction a décidé au visa de l’article 65 de la loi de 1881 que « la reproduction dans un écrit rendu public, d’un texte déjà publié, est constitutive d’une publication nouvelle dudit texte, qui fait courir un nouveau délai de prescription. » Ainsi sur internet, « l’insertion par l’auteur d’un écrit, d’un lien hypertexte renvoyant directement audit écrit, précédemment publié, caractérise une telle reproduction. »
Par cette décision les juges de la Cour de cassation entérinent la décision de la Chambre de la presse de 2013. Ainsi, ils considèrent que la publication d’un lien hypertexte produit le même effet qu’une reproduction de l’article. Par ce moyen la juridiction suprême dans un soucis de protection des libertés sur internet, opère une révision à la hausse du contrôle à postériori effectué par les juges sur internet. Désormais les victimes de diffamation pourront agir dans le délai de trois mois à compter de chaque reproduction de liens hypertextes renvoyant au dit article.
Mise en perspective du projet de loi sur l’égalité et la citoyenneté avec la jurisprudence des liens hypertextes
Le projet de loi sur « l’égalité et la citoyenneté » a été adopté par le Sénat contre la volonté du Gouvernement et il est actuellement en discussion devant l’Assemblée Nationale. Ce projet est pris dans un contexte actuel de crise et vient remettre en cause les fondamentaux, à savoir la loi de 1881 qui fonctionnait très bien jusqu’alors. L’industrie de la Presse s’oppose fortement à ce projet en invoquant « une atteinte démesurée à la liberté d’expression et à celle de la liberté de la presse ». Jusqu’à présent, ce texte était le même pour tous, et ce quelque soit le support de l’article en cause. Ce projet pourrait être amené à produire différents effets. Tout d’abord, une différence entre les supports de diffusion, à ce titre les articles rédigés sur internet seraient attaquables plus longtemps que les articles de presse écrite. Ensuite, une différence de traitement entre les individus (journalistes, blogueurs, ou simples personnes souhaitant donner son opinion en ligne) et les journalistes professionnels ayant adhéré à une charte professionnelle.
À cet effet, le texte vient tout d’abord établir une différence de traitement entre internet et les autres moyens de communication, on comprendra la presse écrite. En effet, le délai d’action en matière de presse écrite resterait inchangé alors qu’en matière de publication en ligne le délai d’action passerait de trois mois à un an.
Ensuite, le texte prévoit une procédure envisageable sur le terrain civil, exception faite à l’encontre des journalistes professionnels ayant adhéré à une Charte déontologique. Pour mémoire, la loi de 1881 prévoyait une exclusivité de la procédure pénale. Désormais, il se pourrait qu’il devienne possible d’engager la responsabilité civile d’un individu, en se fondant sur l’article 1240 du Code civil (ancien article 1382). À ce titre, la loi de 1881 ne serait plus la seule à régir les infractions de presse. À cet effet, le délai de prescription passerait alors de trois mois à cinq ans, puisque la prescription de droit commun en matière civile est de cinq ans. On comprendra alors que le nombre de procès pourrait fortement augmenter. Par ailleurs, ce projet est susceptible de produire des discriminations. Entre d’une part les journalistes adhérant à une Charte professionnelle qui seraient tenus responsables de leur propos pendant un an, et d’autre part, les « simples internautes », blogueurs, ou même les journalistes professionnels n’ayant pas fait le choix d’adhérer à une charte professionnelle qui de leur coté pourraient voir leur responsabilité engagée pendant une durée de cinq ans (à compter de la publication de leur article en ligne). Evidemment, cela serait porteur de discriminations certaines entre les individus étant donné que la liberté d’expression ne serait plus la même pour tous.
Enfin, le projet prévoit que le juge pourrait avoir le pouvoir de requalifier les faits dans le cas où l’intéressé n’aurait pas été assez précis. Cela est un nouveau pouvoir accordé au juge, jusqu’à présent il n’avait pas le pouvoir de requalification des faits. Ce pouvoir supplémentaire s’inscrit dans une volonté de simplification judiciaire.
À la lumière de la jurisprudence rendue sur les liens hypertextes il convient, par un cas concret, d’analyser ce que risque réellement chaque individu en matière de publication en ligne. Imaginons qu’un article est publié en 2017 et qu’un second article est publié dix ans plus tard, donc en 2027 par le même auteur. Considérons que le second article contient un lien hypertexte renvoyant à l’article publié dix ans auparavant (en 2017).
- En premier lieu concernant le journaliste : Il ne pourra être poursuivi que devant la juridiction pénale, et l’action sera considérée comme prescrite en 2028.
- En second lieu concernant le simple blogueur : Il pourra être poursuivi à la fois devant les juridictions civiles et pénales. S’il est poursuivi sur le terrain pénal, l’action sera ouverte, comme pour le journaliste, jusqu’en 2028. En revanche, s’il est poursuivi sur le terrain civil, l’action du plaignant sera ouverte jusqu’en 2032, soit pendant quinze ans.
ANONYME, « Prescription des infractions de presse : la création d’un lien hypertexte doit être analysée comme une nouvelle mise en ligne du texte auquel ce lien renvoie », JCI, 12 avril 2013, 2921
ANONYME, « Prescription et infractions de presse : un lien hypertexte constitue une publication nouvelle faisant courir un nouveau délai de prescription », lamyline.lamy.fr, 7 novembre 2016, consulté le 12 novembre 2016
ANONYME, « Le sénat réécrit et adopte la loi égalité et citoyenneté », lemonde.fr, 18 Octobre 2016, consulté le 15 novembre 2016
REES (M), « Diffamation: un lien hypertexte peut relancer le délai de prescription», nextinpact.fr, 3 Novembre 2016, consulté le 14 novembre 2016