Très attendue, la décision de la Cour de justice de l’Union européenne (La Cour, ou CJUE) vient d’être rendue. La loi française du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle est contraire à la directive sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (directive 2001/29). Cet arrêt bouleverse tout le système mis en place en France depuis 5 ans.
La loi française incompatible avec la directive 2001/29 selon la CJUE
L’article L.134-1 du Code de la propriété intellectuelle définit les « livres indisponibles » comme des livres publiés en France avant le 1er janvier 2001 qui ne font plus l’objet d’une diffusion commerciale par un éditeur ni d’une publication sous une forme imprimée ou numérique. Selon la réglementation française, une société agréée de perception et de répartition des droits (SPRD), la SOFIA, est chargée d’autoriser la reproduction et la communication sous forme numérique de ces livres, si leur auteur ou ayant droit ne s’y sont pas s’opposés ou n’ont pas mis fin à l’exercice de ces droits dans les conditions prévues.
Par requête enregistrée le 2 mai 2013, deux auteurs d’œuvres littéraires ont demandé au Conseil d’État d’annuler le décret n° 2013-182 du 27 février 2013, portant application des articles L.134-1 à L.134-9 du code de la propriété intellectuelle et relatif à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXème siècle.
Par décision du 19 décembre 2013, la juridiction de renvoi a saisi le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à ce décret. Le 28 février 2014, le Conseil a jugé que les articles précités étaient conformes à la constitution.
Après avoir examiné les moyens des auteurs fondés sur les articles 2 et 5 de la directive 2001/29, la juridiction de renvoi a finalement estimé que le traitement de cet aspect du litige dépendait de l’interprétation pouvant être faite de ces articles. Le Conseil d’État a donc décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante : « Les [articles 2 et 5] de la directive 2001/29 s’opposent-[ils] à ce qu’une réglementation, telle que celle qui a été [instituée par les articles L. 134-1 à L. 134-9 du code de la propriété intellectuelle], confie à des sociétés de perception et de répartition des droits agréées l’exercice du droit d’autoriser la reproduction et la représentation sous une forme numérique de “livres indisponibles”, tout en permettant aux auteurs ou ayants droit de ces livres de s’opposer ou de mettre fin à cet exercice, dans les conditions qu’elle définit ? ».
A cette question, la CJUE a répondu positivement dans son arrêt du 16 novembre 2016, ce qui remet en cause le mécanisme français appelé « ReLire ».
La loi du 1er mars 2012 : une exception au monopole de l’auteur ?
Cette réponse était néanmoins attendue au regard des conclusions de l’avocat général Melchior Wathelet, présentées le 7 juillet 2016.
En suivant l’argumentation de ce dernier, la Cour a estimé que la règlementation française sur l’exploitation numérique des livres indisponibles apporte une exception au monopole du droit d’auteur non prévue par la directive européenne. Cette directive prévoit en son article 2 intitulé « Droit de reproduction », que tous les Etats membres doivent veiller à ce que les auteurs disposent d’un droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction, sous quelque forme que ce soit, de leur œuvre. Et si l’article 5 de la même directive prévoit quant à lui une liste exhaustive d’exceptions au droit de reproduction, la réédition sous forme électronique n’en fait pas partie.
Pourtant, en droit français, il n’existe que quelques exceptions légales au monopole du droit d’auteur. Par cette loi, le législateur n’a pas entendu en créer une de plus. En réalité, cette loi introduit un aménagement de l’exercice du droit d’auteur sans remise en cause du principe de ce droit ni de la titularité des ayants droit moraux et patrimoniaux.
Voici comment fonctionne ce dispositif. La BNF inscrit dans son registre « ReLire » des œuvres publiées au XXème siècle et qui ne font plus l’objet d’une commercialisation. Une campagne d’information annuelle garantit la meilleure information possible des titulaires de droits de l’inscription de leur œuvre dans ce registre. Dès lors, ces derniers ont 6 mois pour s’opposer au transfert de leur droit de reproduction à la SPRD. S’ils ne s’y opposent pas dans les 6 mois, ils donnent leur consentement tacite et c’est la Sofia qui disposera du droit d’autoriser ou d’interdire la reproduction de leur œuvre sous forme numérique.
A posteriori, l’auteur pourra toujours exercer son droit d’opposition, s’il estime que l’œuvre porte atteinte à son honneur ou à sa réputation. Si la demande d’opposition émane de l’auteur ou de l’ayant droit d’un auteur, cette démarche n’entraîne pour lui aucune obligation et il n’a pas à en justifier les raisons.
Lorsque le mécanisme de la gestion collective joue, ce dernier perçoit une rémunération équitable, pour l’exploitation d’une œuvre qui ne faisait plus l’objet d’une commercialisation, et donc ne lui procurait plus aucun revenu. Le système mis en place par la loi française n’est donc pas un système de gestion collective obligatoire, puisque l’auteur peut toujours refuser d’entrer dans la gestion collective ou demander à en sortir.
En outre, la Cour considère que la conformité de la loi aurait également dû être examinée à la lumière de l’article 3 de la directive. Car pour les juges, l’exploitation numérique des livres protégés par le droit d’auteur ne constitue pas seulement une « reproduction », mais participe également d’une « communication au public » de ces œuvres. Dès lors, les articles 2 et 3 imposent que les éditeurs obtiennent, préalablement à l’exploitation des livres sous forme numérique (ou quelle que soit la forme), l’autorisation individuelle et préalable de leur auteur.
Il est vrai que dans le dispositif mis en place par la loi française, chaque auteur n’est pas individuellement informé de l’inscription de son œuvre dans le registre de la BNF. En revanche, une campagne d’information garantit la meilleure information possible des titulaires de droits. Si l’auteur ne se prononce pas dans les 6 mois de cette inscription, il donne son accord tacite à ce que ses droits soient transférés à la SOFIA. Cela signifie qu’un auteur pourra entrer dans la gestion collective sans avoir expressément donné son accord.
Cependant, la directive ne précise pas si ce consentement doit être exprès. En effet, la CJUE elle-même rappelle que « l’article 2, sous a), et l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 ne précisent pas la manière dont le consentement préalable de l’auteur doit se manifester, de sorte que ces dispositions ne sauraient être interprétées comme imposant qu’un tel consentement soit nécessairement exprimé de manière explicite. Il y a lieu de considérer, au contraire, que lesdites dispositions permettent également de l’exprimer de manière implicite ».
La loi du 1er mars 2012 : une conciliation entre droits des auteurs et intérêt légitime de ramener à la vie des œuvres oubliées
Enfin, selon la Cour, le fait que l’auteur n’exploite pas pleinement son œuvre, c’est-à-dire, le fait que l’œuvre ne soit plus éditée, ne modifie pas ses droits exclusifs d’autoriser ou d’interdire la reproduction de son œuvre ou sa communication au public.
En ce qui concerne ce dernier argument, le Conseil Constitutionnel français avait, lui, jugé le contraire. Parce que l’objectif poursuivi par cette loi est légitime, il estime que le dispositif ne porte pas d’atteinte disproportionnée au droit de propriété des auteurs (décision rendue au regard des articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789).
En effet, un livre indisponible est un livre désormais introuvable, dont l’intérêt général impose qu’il soit réédité. Le dispositif instauré par cette loi vise à assurer la renaissance d’un patrimoine écrit devenu inaccessible faute de diffusion commerciale auprès du public. Son objectif, qui est de permettre au lecteur de découvrir ou redécouvrir des « perles » d’auteurs célèbres selon l’expression du Professeur Caron, semble donc légitime. D’ailleurs, l’avocat général de la CJUE lui-même, ne nie pas « l’objectif légitime consistant à ramener à la vie des livres oubliés, au besoin en utilisant des technologies nouvelles ».
Cette loi, adoptée à la quasi-unanimité du Parlement, est d’ailleurs le fruit d’une longue concertation des professionnels concernés. Elle a en effet été adoptée suite à une proposition de loi qui s’est appuyée sur l’avis de la Bibliothèque nationale de France (BnF), le Conseil permanent des écrivains (CPE), le ministère de la Culture et de la Communication et le Syndicat national de l’édition (SNE).
Le législateur français a donc veillé à trouver un équilibre entre conservation de notre patrimoine et droit d’auteur, en aménageant ce droit sans créer d’exception au monopole, ni porter une atteinte disproportionnée au droit de propriété. Pour autant, ce dernier va devoir modifier sa règlementation de manière à ce que chaque auteur soit individuellement informé de la publication de son livre dans le registre « ReLire », afin qu’il puisse, avant toute réédition, donner ou non son accord pour l’exploitation de son livre sous forme numérique.
Dès lors, il semble que ce système sera conforme à la directive européenne, mais peut-être sera-t-il ruiné, en ce que recueillir l’accord préalable de chaque auteur ou ayant-droit demande beaucoup plus de moyens et de temps. Et ce, sans compter que beaucoup de ces œuvres sont orphelines.
Sources :
REES (M.), « La CJUE décapite ReLire, le régime français des livres indisponibles », nextinpact.com, publié le 16 novembre 2016, consulté le 16 novembre 2016, <http://www.nextinpact.com/news/102152-la-cjue-decapite-relire-regime-francais-livres-indisponibles.htm>
CARON (C.), « Le dossier “C-301/15″ », CCE, janvier 2016, n°6, pp. 1-1
NERISSON (S.), « La gestion collective des droits numériques des livres indisponibles du XXe siècle” renvoyée à la CJUE : le Conseil d’État face aux fondamentaux du droit d’auteur », Recueil Dalloz, juillet 2015, n° 24, pp. 1427-1431
ANONYME, « Droit d’exploitation numérique des livres “oubliés” : la CJUE invalide ReLire », legalis.net, publié le 17 novembre 2016, consulté le 20 novembre 2016, <https://www.legalis.net/actualite/droit-dexploitation-numerique-des-livres-oublies-la-cjue-invalide-relire/>
WATHELET (M.), Conclusions de l’avocat général sur l’affaire C‑301/15, présentées le 7 juillet 2016
Relire.bnf.fr