Du 17 octobre 2016 au 18 novembre 2016, les journalistes d’iTELE étaient en grève. Ce mouvement de grève est, à ce jour, le plus long pour une chaîne télévisée privée révélant un climat délétère depuis la reprise de la chaine par le groupe Canal+ (Vivendi – M. Bolloré). Les journalistes professionnels salariés revendiquaient la signature immédiate d’une charte éthique, la nomination d’un directeur de la rédaction distinct du directeur général d’iTELE, la mise en retrait de l’antenne de Jean-Marc Morandini et enfin, la définition d’un projet stratégique et éditorial clair et précis.
La grève, manifeste éclatant de la colère des journalistes d’iTELE
Il y a eu plusieurs éléments déclencheurs de la grève de journalistes d’iTELE. La société S.E.S.I est la société d’exploitation du service d’information d’iTELE (récemment renommée CNews le 1er juin 2016). Cette société a l’obligation de signer une convention avec le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) avant de pouvoir émettre sur les ondes. Cette convention est une sorte de contrat liant le CSA et les éditeurs de services audiovisuels. Elle fixe les conditions d’exercice de chaque chaîne audiovisuelle. Un chapitre de la convention implique notamment des obligations déontologiques pour la chaîne. L’article 2-3-2 intitulé « pluralisme de l’expression des courants de pensée et d’opinion » expose qu’il appartient à l’éditeur d’assurer le pluralisme de l’expression des courants de pensées et d’opinion. Le pluralisme – au sens général – est la conception admettant la diversité des opinions et des tendances. Dans ce même article, il est indiqué la formation d’un « comité composé de personnalités indépendantes de la société titulaire des sociétés qui la contrôlent directement ou indirectement (…) afin de contribuer au respect du principe de pluralisme ».
Or, en septembre 2015, deux membres sur trois du comité d’éthique ont démissionné sans qu’aucun remplacement ne fût effectué. Le CSA est donc intervenu en rendant une décision le 3 novembre 2016 – certains diront tardivement – . Il rappelle le manquement à la convention et prononce une mise en demeure à l’encontre de la SESI. Le CSA oblige la société à se conformer « à l’avenir » à l’article 2-3-2 de la convention du 19 juillet 2005. Cette mise en demeure ressemble à une mise en garde de la part du CSA, qui n’a donc pas prononcé de sanction pécuniaire alors que la situation dure depuis le mois de juin 2016. A juste titre, ce comité d’éthique est une mesure assurant l’indépendance des journalistes.
Dans la charte déontologique des journalistes professionnels, il est proclamé que « le droit du public à une information de qualité, complète, libre, indépendante et pluraliste, rappelé dans la Déclaration des droits de l’homme et la Constitution française, guide le journaliste dans l’exercice de sa mission. Cette responsabilité vis-à-vis du citoyen prime sur toute autre ». Cette charte déontologique n’a pas de valeur juridique mais elle sert de guide aux journalistes pour mener à bien leur mission d’information qu’ils doivent au public. Le CSA est intervenu également pour la diffusion de l’émission « Morandini Live » et a prononcé une mise en demeure. Lors de cette émission, plusieurs manquements à l’exigence d’honnêteté et de rigueur dans la présentation et le traitement de l’information ont été relevés. Cette mise en demeure du CSA démontre un intérêt particulier – selon moi – pour la diffusion de l’émission de Jean-Marc Morandini et les conditions dans laquelle elle a été mise à l’antenne.
L’affaire « Morandini » : un catalyseur du malaise profond des journalistes d’iTELE
L’arrivée de Jean-Marc Morandini a été le catalyseur de la colère des journalistes d’iTELE. Une enquête des Inrocks a révélé en juillet dernier que Jean-Marc Morandini a organisé des castings dénudés et formulé des propositions sexuelles à des individus lors d’un tournage d’une websérie. Les journalistes des Inrocks rapportent des pratiques sur de jeunes comédiens qui auraient été incités à envoyer des vidéos d’eux dénudés ou en train de se masturber, voire à « faire une fellation à Jean-Marc Morandini ». Le 23 septembre 2016, l’animateur a été mis en examen pour corruption de mineurs et corruption de mineurs aggravée par l’utilisation d’un moyen de communication électronique. Le 7 octobre 2016, la chaîne iTELE annonce qu’il rejoindra, comme prévu, la chaîne pour animer une émission quotidienne. A l’inverse, au vu des faits qui lui sont reprochés, l’animateur a été écarté sur deux autres chaînes. Les liens économiques unissant Jean-Marc Morandini et M. Bolloré pourraient expliquer que la direction d’iTELE soutienne son animateur.
En réaction, la rédaction d’iTELE vote une motion de défiance le 11 octobre 2016. Une motion de défiance n’a aucune valeur juridique. Elle ne reflète qu’une prise de position antagoniste face à la position défendue par la direction de la chaîne. Les membres d’iTELE inscrits ont ainsi du répondre à la question suivante : « Au vu des dernières décisions prises, notamment l’arrivée de Jean-Marc Morandini, faites-vous confiance à Serge Nedjar (directeur de la chaîne) et Virginie Chomicki (directrice adjointe) pour diriger iTELE, pour faire progresser les audiences de la chaîne et garantir son image de sérieux, de rigueur et de crédibilité ? ». Selon la Société Des Journalistes (SDJ), sur 191 inscrits, 154 ont voté en faveur de la motion de défiance. Trois votants se sont prononcés contre la défiance, 34 individus ne se sont pas prononcés. Ainsi, la motion de défiance à la direction d’iTELE a été adoptée à 89,5% avec un taux de participation de 88%. Ce taux de participation démontre une cohésion quasi unanime au sein de la rédaction.
Cette réaction de la rédaction d’iTELE peut se traduire par une prise de position claire et nette à l’encontre de M Morandini. Elle estime qu’une personnalité publique, sous le coup d’une mise en examen, doit – d’elle-même – se mettre en retrait, le temps qu’une décision de justice soit rendue. Avec l’arrivée de M Morandini, les journalistes craignent une perte potentielle de crédibilité. Bien que respectueux de la présomption d’innocence, ils considèrent que la réputation de l’animateur, qui devait animer une émission quotidienne de grande écoute (18h-19h) entacherait de manière négative l’image de leur chaîne et in fine, les associerait à cette image de « divertissement » et non d’information.
Face à l’ampleur de la grève, la proposition de clause de conscience par la direction d’iTELE
Le contrat de travail d’un journaliste professionnel salarié permet d’invoquer la clause de conscience. C’est une clause permettant à un journaliste professionnel salarié de suspendre ou rompre ses obligations si certaines de ses conditions de travail vont à l’encontre de sa conscience. Ainsi, le salarié peut refuser d’effectuer son travail s’il estime – souverainement – qu’il va à l’encontre de ses propres normes morales ou éthiques.
Lors de la signature du contrat de travail, l’employeur et le salarié doivent être d’accord pour l’inscription d’une telle clause. C’est la loi Brachard du 29 mars 1935 qui, initialement, a mis en oeuvre la possibilité de recourir à une telle clause. L’article L. 7112-5 du Code du travail expose que le journaliste professionnel peut, de son initiative, rompre son contrat de travail s’il motive d’une des circonstances suivantes :
- Cession du journal ou du périodique
- Cessation de la publication du journal ou périodique pour quelque cause que ce soit
- Changement notable dans le caractère ou orientation du journal ou périodique si ce changement crée, pour le salarié, une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d’une manière générale, à ses intérêts moraux (…)
La conséquence de l’activation de cette clause pour le journaliste professionnel est double. D’une part, il peut quitter l’entreprise sans effectuer une période de préavis. D’autre part, il obtient le versement de ses indemnités de licenciement même s’il est à l’origine de la rupture de son contrat de travail. Toutefois, il ne peut obtenir les indemnités compensatoires de préavis qui sont, en quelque sorte, la contrepartie de l’invocation de la clause de conscience. Il revient au journaliste professionnel de prouver le changement notable dans le caractère ou l’orientation du journal.
La direction d’iTELE, au vu du mécontentement de la rédaction, a d’elle-même, proposé aux journalistes qui le souhaitaient de faire valoir leur clause de conscience. Elle assume donc entièrement la volonté pour la chaîne de recourir à plus de publicité ou encore à une « vulgarisation » des programmes audiovisuels en vu d’attirer plus de téléspectateurs. La chaine d’information basculerait un peu plus dans le divertissement. La cause de ce changement de cap est … tout simplement économique. Face à BFMTV, sa principale concurrente, la chaîne iTELE a vu s’accumuler un déficit important. L’économie n’explique pas nécessairement toute l’ampleur de la situation. Toutefois, cette situation déficitaire ne peut s’expliquer sans l’économie ! La dépendance des principaux médias français face au pouvoir économique est une réalité. Les journalistes professionnels sont les gardes-fous d’une indépendance : plus d’1/3 de la rédaction a démissionné à la fin du conflit. La signature d’un protocole entre la direction et la rédaction d’iTELE n’a apporté que de maigres garanties aux journalistes, il n’est pas à exclure une nouvelle vague de rupture conventionnelle.
L’avenir nous dira si l’éditeur de service audiovisuel, utilisateur d’une fréquence publique, respectera une offre de programmes permettant un pluralisme des informations. La nouvelle loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias apportera peut être des solutions quant au respect de la signature du protocole et la ligne de conduite à aborder. iTELE est-elle encore une chaîne d’information en continue ou une chaîne de divertissement en devenir ?
SOURCES :
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