A l’occasion de la sortie le 17 novembre 2017 du jeu video Star Wars Battlefront 2 développé par Electronic Arts, un modèle économique populaire dans l’industrie vidéoludique est amené à être remis en cause. En effet, de plus en plus d’éditeurs de jeux vidéo intègrent des systèmes de microtransactions permettant aux joueurs de débloquer des contenus plus rapidement moyennant finance ou permettant d’acheter des loot boxes (ou boites à butin) renfermant des contenus aléatoires. Problème : ces transactions sont peu réglementées et des risques importants se profilent face aux consommateurs.
Le free-to-play et le pay-to-win, des modèles économiques contestables
Afin de mieux comprendre la notion de microtransaction dans les jeux vidéo, il faut considérer que le financement et les revenus des éditeurs de jeux vidéo peuvent répondre à des modèles économiques particuliers. Si le standard économique est le revenu généré à l’achat physique ou numérique du jeu vidéo, d’autres modèles sont apparus avec la dématérialisation des logiciels de loisir. En effet pour certains développeurs indépendants ou à très faible budget, le modèle du free-to-play semble adapté. En réalité il s’agit pour un éditeur de rendre son logiciel gratuit à l’achat principal (=free) mais de rendre certaines fonctionnalités ou contenus cosmétiques payants. Par exemple, l’éditeur d’un jeu vidéo évoluant sous le modèle free-to-play peut décider soumettre certains contenus additionnels (des cartes, des extensions, des visuels) au paiement d’une somme supplémentaire souvent dérisoire.
C’est par ce biais qu’ont été introduites les microtransactions. Comme leur nom l’indique, ces actes d’achat supplémentaires, réalisés par le consommateur désirant poursuivre son expérience, sont souvent de faible montant (= micro). Il peut s’agir soit d’actes d’achats réalisés sur une plateforme indépendante au logiciel (par exemple, les catalogues de jeux vidéo dématérialisés comme Steam), soit d’actes d’achat réalisés au sein même du logiciel (on parle alors d’in-app purchase). Les systèmes de microtransactions ont d’abord proliféré sur les plateformes de jeux mobiles puisque ceux-ci sont souvent disponibles gratuitement sur les plateformes de contenus.
Pour autant si la recevabilité du modèle économique free-to-play n’est pas contestable pour les petits éditeurs et les éditeurs indépendants, elle est contestable lorsque le système de microtransactions est intégré dans les jeux vidéo AAA ou jeux vidéo à gros budget. Cela a d’ailleurs été le cas dernièrement avec le jeu vidéo Star Wars Battlefront 2 qui, outre un prix d’achat relativement élevé (environ 70€ par logiciel), intègre un système de microtransactions permettant une progression plus rapide moyennant des coûts, certes faibles, mais devant être colossaux s’il s’agit de débloquer tous les contenus. Lorsque les avantages conférés par les microtransactions ne sont pas proportionnés aux diligences normales de progression des utilisateurs, on parle alors de pay-to-win. Littéralement il s’agit de payer pour gagner. Véritablement, le modèle pay-to-win est le pendant péjoratif des systèmes de microtransactions intégrés dans les jeux vidéo puisqu’ils faussent la progression normale des joueurs et qu’ils impliquent des coûts supplémentaires à des logiciels qui sont déjà payants.
L’autre risque essentiel des systèmes de microtransactions est la facilité d’accès de ces systèmes au jeune public. En effet, plusieurs affaires ont défrayé la chronique puisque de nombreux parents ont constaté des factures exorbitantes de la part des éditeurs de plateformes de logiciels. L’enjeu essentiel n’est donc pas la recevabilité des systèmes de microtransactions, mais la protection du jeune public et des consommateurs. La question a été remise sur le tapis suite à l’apparition de nouveaux types de contenus dans les systèmes de microtransactions : les loot boxes.
Les loot boxes, contenus assimilables aux jeux d’argent ?
Les loot boxes ou « boites à butin » en anglais sont des contenus soumis aux systèmes de microtransactions, cependant ils revêtent un caractère essentiel les distinguant des contenus classiques vendus par microtransactions. En effet, le caractère aléatoire de ces contenus pose problème : si l’achat de ces loot boxes donne droit à l’acquisition d’un contenu numérique aléatoire, c’est véritablement dans l’espérance de gain que se distinguent ces biens numériques par rapport aux autres biens disponibles sur les plateformes de contenus et au sein des logiciels. Lorsque l’on envisage les jeux de hasard, deux composantes essentielles entrent en balance : la participation ou le sacrifice financier consenti par le joueur, l’espérance de gain que laisse présager le jeu ou la loterie.
Par conséquent, si l’on prend en compte ces deux composantes, les loot boxes pourraient entrer sous le joug des jeux d’argent. La différence majeure qui réside entre les jeux de hasard classiques et les loot boxes est que pour les loot boxes, un gain est garanti. C’est par ailleurs la conception qui a été retenue par l’organisme ESRB chargé de la classification des jeux vidéo aux Etats-Unis qui énonce que « Bien qu’il y ait un élément de chance dans ces mécaniques, le joueur est toujours garanti de recevoir du contenu. Nous pensons qu’il s’agit là d’un principe similaire aux jeux de cartes à collectionner ».
Cette position de l’ESRB (Entertainment Software Rating Board) est par ailleurs contestable puisqu’en rejetant la qualification de jeu de hasard aux jeux donnant accès aux loot boxes, le risque pesant sur les jeunes utilisateurs persiste. Qualifier les loot boxes en jeux d’argent reviendrait à appliquer une classification toute autre : les jeux de hasard et les jeux d’argent sont en effet réservés aux utilisateurs adultes (« adults only ») dans la classification des jeux vidéo établie par l’ESRB. Le changement de classification d’un jeu auparavant classé moins de 12 ans vers la catégorie plus stricte des jeux réservés aux adultes serait un énorme manque à gagner pour les éditeurs de jeux vidéo puisque les aspects commerciaux comme la publicité et la diffusion des logiciels seraient fortement limités.
Par ailleurs une autre dérive a fait son apparition avec les loot boxes : la patrimonialisation des biens dématérialisés. En d’autres termes, les contenus obtenus via les loot boxes et autres microtransactions seraient librement vendues par les utilisateurs, pour les utilisateurs. Le jeu vidéo Counter Strike Global Offensive (CS GO) édité par la plateforme de jeux Steam est d’ailleurs le parfait exemple de cette tendance. En effet, les joueurs peuvent créer des apparences et visuels pour leurs avatars et ainsi les revendre sur le marché dédié de la plateforme (= Workshop). Ces contenus créés par la communauté (= mods) font ensuite l’objet d’un parcours comparable aux objets de consommation puisqu’ils peuvent être achetés et vendus sur le marché contre monnaie sonnante et trébuchante.
La question qui se pose alors est la transformation du caractère immatériel des biens virtuels créés par la communauté en monnaie réelle utilisable au quotidien. On pourrait par exemple envisager que le marché des biens virtuels créés par les utilisateurs soit une source de revenus concrète pour les personnes qui savent le mettre à profit. Par exemple, lorsque l’on sait qu’un visuel (= skin) pour un contenu présent dans le jeu CS GO peut se vendre à plusieurs centaines de dollars (exemple : l’apparence « Dragon Lore Héritage » de l’arme AWP estimée à 1500$), on ne peut que présumer que certains utilisateurs profitent du système pour en faire une source de revenus.
La réponse des autorités de régulation européennes
L’Autorité de régulation des Jeux En Ligne (ARJEL) a été saisie d’une part par le sénateur Jérôme Durain et d’autre part par l’association de consommateurs UFC Que-Choisir concernant le phénomène de prolifération des loot boxes dans les jeux vidéo. Pour l’heure, l’ARJEL sursoit à statuer tant que son homologue belge n’aura pas rendu les résultats de son enquête. Cependant l’ARJEL relève trois dérives essentielles liées aux microtransactions et aux loot boxes :
- Des transactions quasi obligatoires dans le cours du jeu et qui se rajoutent au prix d’achat initial, sans que le joueur en ait été clairement informé. Cela relève du domaine de la protection du consommateur.
- Un produit totalement aléatoire qui revient à introduire un jeu payant de loterie dans un jeu vidéo. C’est aussi une dérive par rapport aux pratiques habituelles du pay-to-win: le joueur sait précisément ce qu’il achète et peut ainsi disposer d’une meilleure maîtrise de ses dépenses.
- Dans certains jeux, le joueur a la possibilité de revendre en monnaie réelle des gains remportés sous forme d’objets virtuels ou encore des niveaux de jeux, soit sur le site de jeu proprement dit, soit sur un site dédié ; nous sommes là dans l’espérance de gain en argent.
Par ailleurs la commission belge des jeux de hasard a décidé de diligenter une enquête suite à la sortie du jeu Star Wars Battlefront 2 qui intègre un système de loot boxes et de microtransactions. Actuellement elle ne se penche pas exclusivement sur ce jeu en particulier mais sur le jeu Overwatch également développé par Blizzard Entertainment et pionnier dans ce système depuis 2016.
La commission européenne a par ailleurs édicté une série de directives en juillet 2014 posant des règles concernant les microtransactions dans les jeux vidéo et les logiciels de loisir. Quatre règles principales ont été énoncées pour assurer une transparence avec les consommateurs :
- Les jeux annoncés comme « gratuits » ne doivent pas induire les consommateurs en erreur quant aux véritables coûts impliqués,
- Les jeux ne doivent pas contenir d’exhortation directe envers les enfants pour qu’ils achètent des objets dans un jeu ou persuader un adulte d’acheter des objets pour eux,
- Les consommateurs doivent être correctement informés des modalités de paiement des achats et ne doivent pas être débités par défaut sans le consentement explicite des consommateurs,
- Les commerçants doivent fournir une adresse électronique afin que les consommateurs puissent les contacter en cas de questions ou de plaintes.
En d’autres termes, même si des règles de transparence ont été posées par la commission européenne et que les microtransactions peuvent être couvertes par le droit de la consommation, le problème des loot boxes reste encore en suspens tant qu’une réponse ferme des autorités de régulation européennes n’aura pas été prise. Cependant il est à bon droit d’envisager que la pratique des loot boxes puisse être requalifiée en jeu de hasard, au regard des risques qu’elle présente pour les consommateurs. Cette requalification serait alors une limite de taille pour les éditeurs de jeux vidéo puisque ceux-ci pourraient voir leurs logiciels reclassés par les organismes de classification et que les restrictions publicitaires et commerciales inhérentes aux jeux réservés aux adultes pourraient leur être appliquées.
Sources :
ARJEL, « Réponse au sénateur Jérôme Durain », publié le 20 novembre 2017, consulté le 21 novembre 2017, http://www.arjel.fr/IMG/pdf/20171120courrier.pdf
ARJEL, « Réponse au président de l’association UFC Que-Choisir », publié le 22 novembre 2017, consulté le 22 novembre 2017, http://www.arjel.fr/IMG/pdf/20171122courrier.pdf
SILENT_JAY, « F2P, aléatoire et microtransactions : Les justices du monde s’intéressent au phénomène », Jeuxvidéo.com, publié le 16 novembre 2017, consulté le 16 novembre 2017, http://www.jeuxvideo.com/news/725948/f2p-aleatoire-et-micro-transactions-les-justices-du-monde-s-interessent-au-phenomene.htm
SCHREIER (J.), « ESRB says it doesn’t see ‘Loot Boxes’ as gambling », Kotaku.com, publié le 10 novembre 2017, consulté le 24 novembre 2017, https://kotaku.com/esrb-says-it-doesnt-see-loot-boxes-as-gambling-1819363091