Avaler de la technologie pour son bien ? C’est ce que propose la pilule connectée, Abilify MyCite, traitement indiqué dans les troubles psychiatriques et issu d’une collaboration entre le laboratoire japonais Otsuka et l’entreprise californienne Proteus Digital Health qui a conçu le capteur. Cet antipsychotique, dont les comprimés intègrent un capteur qui signale quand le médicament a été ingéré par le patient, s’est vu accorder aux Etats-Unis une autorisation de mise sur le marché par la « Food and Drug Administration » (administration américaine des denrées alimentaires et des médicaments) le 13 novembre 2017. Cette solution liée aux troubles psychiques comme la schizophrénie ou la bipolarité, compte avec cette pilule connectée donner une meilleure observance du traitement par le malade, un suivi en direct du patient par le médecin et enfin d’importantes économies générées pour les assurances santé, ce qui n’est pas sans poser de nombreuses questions d’ordre éthique ou sur le respect de la vie privée, notamment sur le contrôle des données recueillies. Attention donc à ne pas crier victoire trop vite…
Plus qu’un médicament connecté : un système de traitement intelligent
Les patients qui consentiraient à la prescription de cette pilule connectée suivront leur traitement à la trace par un procédé astucieux. En effet, chaque comprimé contient un capteur, de la taille d’une puce, qui génère un signal électrique lorsqu’il entre en contact avec les sucs gastriques. Celui-ci est ensuite détecté par le « MyCite patch », un patch porté par le patient sur la partie supérieure gauche de l’abdomen, qui enregistre et transmet par Bluetooth des informations comme la date et l’heure d’ingestion du médicament, les données biologiques telles que la fréquence cardiaque, à l’application « MyCite App » sur le smartphone du patient, qui, peut autoriser jusqu’à cinq personnes à recevoir ces informations. Elles sont également envoyées à son médecin via un portail web dédié.
L’ensemble de ces informations soulève des craintes quant à la surveillance qui pourrait ainsi être exercée sur les patients. Par ailleurs, il existe un manque de transparence sur la nature des données de santé collectées, leur fréquence mais aussi la finalité de leur transmission, ce qui ne peut qu’éveiller la suspicion, notamment sur la réutilisation des données à des fins secondaires qui ne seraient pas explicitement approuvées par le patient.
Une pilule difficile à avaler
Les capteurs numériques alliés aux médicaments et dispositifs médicaux peuvent avoir une véritable valeur ajoutée dans la progression et le suivi de l’observance des patients qui ont du mal à respecter leurs prescriptions, comme les personnes âgées ou les personnes souffrant de troubles mentaux. A ce titre, le directeur de la division des produits psychiatriques au centre d’évaluation et recherche de la FDA, Mitchell Mathis signale :
Pouvoir suivre l’ingestion de médicaments prescrits dans certaines maladies mentales peut être utile pour certains patients.
S’il est vrai que les patients atteints de pathologies psychiatriques éprouvent des difficultés à suivre correctement leur traitement, il est, cependant, surprenant et contestable de constater que le premier médicament connecté au monde soit proposé dans le domaine de la santé mentale et pour une catégorie de patients particulièrement fragiles, qui sont plus susceptibles de recevoir des soins contre leur gré.
Selon certains professionnels de santé, ce type de traitement expérimental aurait pu être utilement testé et plus éthique dans d’autres domaines que la santé mentale, par exemple « dans le cadre d’une autre maladie chronique, idéalement peu symptomatique telle que le diabète de type 2 ou l’hypertension artérielle. »
Une technologie coercitive : quid du libre consentement du patient ?
La santé connectée n’échappe pas aux questions éthiques et notamment sur la question de la contrainte imposée en psychiatrie. En effet, le recours à des formes de contrainte, dans les pratiques de soin reste fréquent. La loi du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge a étendu l’autorisation possible de pratiques de soins sans consentement de la personne et ménage un statut civil réservé aux personnes faisant l’objet de soins sans consentement en psychiatrie. Néanmoins, ce cadre légal général ne suffit pas à résoudre les problèmes moraux et pratiques posés par le recours à la contrainte. Le soin en santé mentale se définit couramment à partir de deux critères : l’incertitude sur les capacités d’une personne à consentir, d’une part, et l’existence de prises en charge portant atteinte aux libertés fondamentales de la personne, d’autre part. De ce point de vue, la psychiatrie est une discipline médicale qui se distingue par une forme d’exception quant à ses moyens et quant à son rapport au patient.
L’imposition de la contrainte a une pertinence éthique non pas simplement parce qu’elle est synonyme de privation de liberté, d’ingérence dans le champ d’action d’autrui mais aussi parce qu’elle mobilise un argumentaire de la bienfaisance et de l’intérêt thérapeutique. Elle a également une pertinence éthique dans la mesure où elle implique un certain recours à la violence ainsi qu’à certaines normes morales ou non telles que la « fin justifie les moyens ». Quand bien même son intentionnalité serait ancrée dans une logique et un discours de la bienfaisance, imposer des soins et une contrainte met à mal le respect de l’autre et le respect de l’individualité.
L’arrivée de ce médicament connecté est l’occasion de s’interroger, à l’ère du numérique, sur l’autonomie du patient et sur son consentement. En autorisant une surveillance automatisée voire contrainte, le premier médicament connecté au monde pourrait remettre en question le consentement libre et éclairé du patient, qui est pourtant un des fondements de la médecine moderne. A cet égard, des psychiatres considèrent qu’une telle surveillance des patients pourrait se montrer contre-productive lors d’une thérapie à cause de la nature coercitive de l’outil. En tant qu’outil de surveillance (plus que d’aide), la pilule pourrait retirer au patient son libre arbitre quant à son traitement.
Par ailleurs, aucun élément n’est apporté concernant l’intégrité et la sécurité offertes pour le stockage des données médicales, ni les droits des patients afférents à ces données, ce qui est évidemment indispensable pour éviter tout usage détourné de ces données sensibles et afin de préserver l’intimité et la vie privée du patient.
L’entrée en vigueur du règlement européen sur la protection des données à caractère personnel en mai 2018 devrait corriger ce déséquilibre, notamment par l’introduction du principe de protection de la vie privée dès la conception de la technologie. Les développeurs d’applications mobiles et objets connectés de santé auront à standardiser leurs procédures afin d’intégrer cette dimension dès le départ.
Mais, il convient de garder à l’esprit que si le patient possède un peu trop le contrôle de la technologie, celle-ci n’a plus aucune utilité puisque son intérêt est le partage des données…
L’appétit des assureurs
Cette pilule semble davantage « profiter » aux assureurs qu’aux patients et n’est pas imperméable à des dérives venant du corps médical, du laboratoire, d’acteurs malveillants qui voudraient prendre possession de ces données et surtout des assureurs.
En effet, l’objectif de contrôle de la qualité d’observance des patients semble être également utilisé dans une perspective de pénalisation des « mauvais patients ». Il est fort possible que des politiques de santé publique ou de mutuelles privées conditionnent le remboursement de certains traitements à leur stricte observance. Les assureurs qui défendent la pilule argumentent que c’est le coût financier des traitements non suivis qui pourrait se retrouver réduit grâce à cet espion dans l’estomac.
Le prix d’Abilify MyCite n’a pas encore été fixé mais dépendra probablement de l’accueil que lui réserveront les assureurs santé, pour qui cette technologie devrait être une source d’importantes économies. Les assureurs estiment, en effet, assumer de lourdes pertes à cause des patients qui ne suivraient pas suffisamment leur traitement.
SOURCES
- DURAND (C.), « Surveillance ou aide ? Aux Etats-Unis, l’autorisation du premier médicament connecté fait débat », numerama.com, Sciences, 16 novembre 2017, < http://www.numerama.com/sciences/306785-surveillance-ou-aide-aux-etat-unis-la-commercialisation-du-premier-medicament-connecte-fait-debat.html >
- PARISSE (C.), « SCHIZOPHRÉNIE, BIPOLARITÉ : LE PREMIER MÉDICAMENT CONNECTÉ MIS SUR LE MARCHÉ », Actualités à la une, 21 novembre 2017 , < http://www.medisite.fr/a-la-une-schizophrenie-bipolarite-le-premier-medicament-connecte-mis-sur-le-marche.4113177.2035.html >
- La rédaction TICPHARMA, «La première homologation d’un médicament connecté par la FDA fait débat outre-Atlantique », 20 novembre 2017, < https://www.ticpharma.com/story.php?story=420 >
- GUIBET LAFAYE (C.), « Imposer la contrainte en psychiatrie : une question éthique ? », HAL Archives Ouvertes, < hal.archives-ouvertes.fr >, 6 avril 2014, < https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00974387/document >