Les suggestions de relations et les renvois à des liens commerciaux sur Facebook sont étrangement en adéquation avec nos historiques de recherche et nos envies du moment — cela n’est plus un mystère pour personne : l’application utilise nos données personnelles pour nous proposer des résultats sans cesse plus pertinents. Google applique les mêmes procédés pour classer les sites selon un référencement rentable. Ces deux géants de la Silicon Valley ont désormais une influence concrète sur un objectif constitutionnel qu’est le pluralisme — et y portent par là-même des atteintes répétitives.
Les réseaux sociaux et le pluralisme
L’algorithme de Facebook est bien plus complexe qu’il n’y paraît — en escomptant qu’il nous soit révélé dans son intégralité. L’apparition des publications dans les timelines suit un ordre déterminé : en priorité apparaissent celles de la famille. Le reste est basé sur les préférences des utilisateurs, qui peuvent désormais les personnaliser. Les critères de sélection sont bien tangibles : le nombre de mentions « j’aime » et de commentaires dans un temps imparti, le nombre de partages, ou le format de la publication — les vidéos étant par exemple des contenus plus appréciés.
Or le droit français, et ce depuis une décision du Conseil Constitutionnel de 1982, reconnaît la nécessité de concilier la liberté de communication et toutes ses contraintes, avec « l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d’expressions socioculturels ». Depuis repris dans de nombreuses autres décisions en la matière, le pluralisme est désormais indissociable de la liberté d’expression. En outre, il est aujourd’hui d’acceptation commune que les réseaux sociaux sont une place publique, à l’image des anciens forums grecs, où chacun devient le journaliste des autres. Cette conception des espaces virtuels d’expression est d’ailleurs progressivement consacrée dans les jurisprudences mondiales — en témoigne le récent arrêt Packingham, rendu par la Cour suprême des États-Unis, qui consacre ces sphères de parole comme nouveaux territoires de la liberté d’expression, en les protégeant par le Premier amendement de la Constitution.
Il peut donc paraître étrange que de tels espaces de liberté et de diffusion de la parole ne soient soumis à une quelconque réglementation sur le pluralisme — comme le sont en France les médias traditionnels — et restent subordonnées à l’arbitraire d’algorithmes, basés sur des critères plus économiques que culturels. Le pluralisme doit rester le pontet de la liberté d’expression, et empêcher tous les abus que la libéralisation massive de la parole numérique peut engendrer. Éviter de prendre en compte les non-professionnels du journalisme est le principal écueil des législations sur le sujet, dilettantes qui trouvent à s’exprimer sur les réseaux tels que Facebook. S’il ne devait naître aucune régulation en la matière, une tempête verrait le jour — tempête dont les premiers nuages pointent déjà le bout de leur nez : fausses informations, hoaxs, ou diffusion de contenus choquants.
« La liberté sans limites n’est plus la liberté, mais la licence »
Ouverture au monde, diffusion des messages quasi-instantanée, connexion partout, avec tout le monde : nombreuses sont les révolutions permises par nos réseaux sociaux. Mais la soumission à un algorithme programmé par des développeurs — cherchant indéniablement un amortissement économique — semble par nature incompatible avec la visée culturelle du pluralisme. Ce qui justifie en effet sa valeur est l’ouverture d’esprit qu’il permet. Se confronter systématiquement à des personnes ou des contenus aux mêmes opinions que nous n’amène pas à une réflexion constructive — d’où l’usage dans un journal politiquement orienté de réserver malgré tout une petite tribune à ses détracteurs. Le principe de base du réseau social est de se rapprocher de ses proches et de ses amis et donc, à moins d’avoir affaire à une application de rencontre, le but n’est pas de rencontrer de nouvelles personnes. De plus, spontanément, nous allons vers des contenus qui nous correspondent, qui coïncident avec nos idées, nos valeurs, et nos désirs.
Lorsque l’algorithme de Facebook choisit de mettre en avant des publications en fonction de leur potentiel de popularité et de visibilité, il occulte leur importance culturelle. Et, à défaut, il peut leur en donner trop — en témoignent les évènements lors des débats sur le Brexit. La polémique avait révélé que des comptes Facebook auraient tenté d’influencer l’opinion publique sur le sujet. L’entreprise affirme avoir vérifié la provenance des messages, mais ce n’est pourtant pas la première fois qu’une telle accusation voit le jour. Pendant la campagne présidentielle américaine, de nombreux comptes Twitter avaient été créés pour soutenir Donald Trump, en publiant volontairement des messages de nature à influencer les électeurs.
Le pouvoir décisionnaire des acteurs du numérique
Il est encore compliqué de prouver un résultat de cause à effet sérieux, mais il ne faut pas être dupe — l’influence des réseaux sociaux n’est pas une utopie. Des chercheurs ont prouvé, en 2012, que le fil d’actualité pouvait avoir une incidence sur les émotions des gens. Pour cela, ils ont modifié délibérément les messages visibles par les utilisateurs, et le résultat fut sans appel : plus les messages contiennent des émotions négatives, plus les comportements des utilisateurs le deviennent. Si cela s’applique aux sentiments, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les comportements et les idéologies ?
D’un point de vue juridique, il est encore chimérique de démontrer des conséquences réelles sur le pluralisme et l’influence concrète des réseaux lors d’évènements notables tels qu’une élection présidentielle. Pour autant, il est essentiel de souligner ces pouvoirs de persuasion dont ils disposent à notre encontre. Les réseaux sociaux ne sont pas les seuls — Google arrive en bonne position dans les acteurs les plus influents de notre vie numérique.
Et pour cause, à simple titre d’exemple, les demandes de déréférencement sont un problème épineux pour la société, et pour tous les internautes souhaitant faire disparaître des contenus les concernant. Ce droit à l’oubli, consacré depuis 2014 par la Cour de Justice de l’Union Européenne, s’avère être un écran de fumée — à moins de se porter devant la justice, rien n’oblige Google à déréférencer le contenu. La société est devenue juge de l’oubli sans qu’aucun contrôle ne soit effectué. Comment savoir qui, et sur quels critères, décide si une personne mérite que l’on accède à sa demande ?
En outre, à l’instar du mécanisme de Facebook, Google utilise de nombreux algorithmes dans le fonctionnement de son moteur de recherche. Les hébergeurs doivent pratiquer le Search Engine Optimization afin d’être référencés naturellement, dans les meilleurs résultats. Google Panda sanctionne les sites inefficaces, tels que ceux qui reprendraient des contenus déjà existants ailleurs, en les plaçant en mauvaise position. Google Pinguin, lui, s’occupe à l’inverse de booster les visites de sites plébiscités. Enfin, Google Hummingbird décrypte les mots-clés des utilisateurs afin d’améliorer la pertinence des résultats. Ces trois algorithmes sont la clé de voûte du référencement googlistique et à l’instar de celui de Facebook, sont basés sur des éléments de popularité à visée économique — tels que les éléments structurels, techniques ou qualitatifs du site référencé. Ici encore, la question du pluralisme refait surface. Certes, l’on vise ici la pertinence de résultats dans un souci d’amélioration de l’expérience de l’utilisateur — mais l’on écarte le référencement naturellement opéré par les internautes.
Comme à leur habitude, les réseaux sociaux et les plateformes du numérique — en leurs formes puissantes, ces entreprises géantes et majoritaires à l’image de celles exposées ici — causent des problèmes juridiques. Ils vont à l’encontre de nombreuses pratiques juridiques et les solutions sont encore rares. Préserver le pluralisme dans la toile immense des contenus numérisés s’avère une tâche bien difficile, échappant encore aux pouvoirs publics. La solution réside peut-être, encore une fois, dans la sensibilisation des utilisateurs — internautes du monde entier pourraient se mobiliser face aux traitements économiques des contenus qui leur sont proposés, et choisir eux-mêmes les contenus mis en avant. Cette alternative éviterait le classement imposé par de puissantes entreprises privées, et un pluralisme choisi pourrait émerger, préservant ainsi le caractère libertaire du net.
SOURCES :
Anonyme, « Brexit : pas de campagne russe significative, selon Facebook », Le Monde, publié le 15 nov. 2017, consulté le 2 jan. 2018,
BALLE F., Les médias, Que sais-je, 6ème éd, 2011, p. 98
LUA A., « Decoding the Facebook Algorithm: a fully update list of the algorithm factors and changes », Buffer Social, publié le 18 oct. 2017, consulté le 2 jan. 2018, < https://blog.bufferapp.com/facebook-news-feed-algorithm >
GOMAERE G., « Comprendre le SEO et les 3 principaux algorithmes de Google », Le Journal du CM, publié le 13 oct. 2017, consulté le 2 jan. 2018, < https://www.journalducm.com/algorithmes-google-panda-pinguin-colibri/ >
UNTERSINGER M., “Facebook : les leçons d’une vaste expérience psychologique contrôlée », Le Monde, publié le 30 juin 2014, consulté le 2 jan. 2018, < http://www.lemonde.fr/pixels/article/2014/06/30/facebook-ce-que-nous-apprend-une-vaste-experience-psychologique-controversee_4447775_4408996.html >
Conseil Constitutionnel, décision n°82-141 DC, 27 juillet 1982
Cour suprême des États-Unis, Packingham v. North Carolina, 19 juin 2017, n°15-1194