C’est sous les sifflets d’un public contrarié que s’est terminée la première représentation de Carmen au théâtre Maggio du metteur en scène Léo Muscato, le dimanche 7 janvier 2018. Si l’on peut s’interroger sur la raison d’une telle déception sur un livret plus que célèbre, elle est simple et réside dans un changement de mise en scène. En effet, ni les paroles, ni la musique du spectacle n’ont été altéré mais à la fin Carmen tue au lieu d’être tuée. Ce changement a été opéré avec l’appui du directeur de l’opéra de Florence ainsi que du maire de la ville. Leur idée était qu’en plein débat sur la violence faîtes aux femmes dans le monde on ne pouvait applaudir à la mort d’une femme libre et indépendante tuée par son ancien amant jaloux. L’intrigue a également été adaptée car elle se déroule désormais dans un camp rom dans les années 1980. Cependant le jour de la première l’accueil est plus que mitigé par le public, d’autant plus que l’arme de Carmen ne s’est pas déclenchée entraînant un curieux malaise dans la salle. Pour beaucoup ce changement est inapproprié mais surtout il entraîne une levée de bouclier de la part des défenseurs de « l’intangibilité » de l’œuvre.
Droit moral et liberté de création : un difficile équilibre
Le droit au respect est inscrit à l’article L121-1 du Code de la propriété intellectuelle. Ce droit est perpétuel, inaliénable, imprescriptible et transmissible aux héritiers. Comme on peut le constater dans sa formulation c’est un droit fort de l’auteur sur son œuvre. Cependant ce droit n’est pas reconnu par l’ensemble des pays. Certains le reconnaissent mais le font s’éteindre en même temps que les droits patrimoniaux, d’autres ne le reconnaissent tout simplement pas. Cette conception très protectrice du droit au respect entraîne la possibilité pour les héritiers d’ester en justice s’ils estiment que l’œuvre a été dénaturée. La complication dans le domaine de l’opéra est que le metteur en scène doit lui aussi faire preuve d’une créativité, en apportant une originalité à l’œuvre pour se voir reconnaître un droit dérivé sur cette dernière. Ainsi la difficulté est posée : ne pas dénaturer l’œuvre tout en lui apportant une originalité. Ce jeu d’équilibriste a déjà suscité des affaires complexes. Ce fut notamment le cas avec ce que certains appellent la « saga » des carmélites.
Les faits de l’affaire sont similaires, le metteur en scène Dimitri Tcherniakov décide de changer la mise en scène finale du Dialogue des Carmélites de Bernanos. L’héroïne, une religieuse déterminée, ne monte plus sur l’échafaud accompagnée de ses sœurs, mais les sauve de ce qui semble être une tentative de suicide collectif et se tue en le faisant. Les héritiers de Georges Bernanos assignent le metteur en scène afin de faire cesser la vente des DVD et Blu-ray du spectacle sur le fondement de L121-1 du Code de la propriété intellectuelle. Si le Tribunal de grande instance les déboute de leur demande, la Cour d’appel de Paris infirme ce jugement le 13 octobre 2015. Cependant la Cour de cassation casse l’arrêt au motif que les juges du fond n’ont pas recherché à effectuer un contrôle de proportionnalité pour déterminer s’il n’y avait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression artistique du metteur en scène. De plus les hauts juges invitent la Cour d’appel à expliquer « de façon concrète » la recherche d’un équilibre entre les droits en présence. La Cour d’appel a, dans un premier temps, constaté qu’aucune atteinte matérielle n’avait été réalisée, la musique et les dialogues restant inchangés. Cependant ce constat n’empêche pas la dénaturation de l’œuvre dans son esprit. Le droit au respect repose sur deux aspects : un aspect matériel, et un aspect immatériel. La dénaturation de l’esprit de l’œuvre est une atteinte contextuelle, où l’on modifie le sens de l’œuvre première. C’est sur ce point que la Cour de cassation casse l’arrêt car les juges du fond constatent que le metteur en scène « respectait les thèmes de l’espérance, du martyr, de la grâce et du transfert de la grâce et de la communion des saints, chers aux auteurs de l’œuvre première » pour conclure à la dénaturation de l’œuvre. La Cour de cassation par sa décision se pose comme un défenseur de la liberté de création.
Les similitudes avec la mise en scène de Carmen sont grandes. D’un point de vue matériel l’œuvre n’a pas été modifiée car les dialogues, chants et musiques sont inchangés. La modification réside dans l’esprit de l’œuvre, dans son message. Il est peu probable qu’un descendant de Bizet se saisisse de l’affaire, mais dans cette possibilité ce serait aux juges de déterminer dans quelle mesure cette fin modifiée porterait atteinte à l’esprit de l’œuvre.
Le rôle des juges dans l’analyse artistique
Les juges ont donc le devoir de faire une analyse concrète pour procéder à la mise en balance du droit au respect et de la liberté de création. Cependant cela est-il souhaitable ? Suite à la décision de la Cour d’appel dans l’affaire du Dialogue des Carmélites, beaucoup de personnalités de la sphère culturelle se sont insurgées qu’une sanction aussi sévère soit prise à l’encontre du metteur en scène. Ces personnes ont pu qualifier de censure le travail des juges en l’espèce. En effet quand il s’agit de déterminer si une dénaturation matérielle de l’œuvre originale s’est produite, les juges sont soumis à une réflexion objective : constater les changements visibles opérés. L’altération matérielle suffit à démontrer une atteinte au droit au respect. Dans le cas de la recherche du respect de l’esprit de l’œuvre, le travail des juges semble plus épineux. Pour beaucoup, déterminer l’esprit d’une œuvre est une « affaire de sensibilité littéraire et artistique qui dépasse le rôle du juge ».
Dans ce cas spécifique, le recours à des experts artistiques spécialistes de Bizet ou de l’opéra Carmen permettra de mieux déterminer si la modification de mise en scène porte une atteinte au respect de l’œuvre. Les juges ne sont pas nécessairement suffisamment informés pour déterminer des nuances aussi subtiles que celle de l’esprit d’une œuvre.
L’œuvre et le domaine public
L’opéra Carmen est une œuvre entrée dans le domaine public depuis un certain temps. Le fameux domaine public est un espace permettant la liberté d’accès et la liberté de réutilisation d’œuvres, d’idées ou d’informations, sans autorisation préalable de l’auteur. Une œuvre entre dans le domaine public à l’extinction des droits d’auteur. Cependant comme nous l’avons évoqué précédemment le droit moral au respect, lui, est perpétuel. C’est-à-dire qu’il continue d’exister même lorsque l’œuvre est entrée dans le domaine public. Cela pose une difficulté. En effet, l’utilité du domaine public est notamment de permettre la création de nouvelles œuvres basées sur des œuvres antérieures. Cela contribue à inspirer les artistes et à leur permettre d’innover ou de rendre hommage à un ancien artiste.
De plus, il est intéressant de rappeler que Bizet lui-même s’est inspiré d’un autre auteur pour écrire son livret. C’est la nouvelle « Carmen » de Mérimée qui lui a servi de base pour créer son chef d’œuvre musical. Sachant que notre auteur s’est permis au passage des modifications du tempérament de l’héroïne qui devient plus civilisée que dans la nouvelle. Elle ne commet plus de graves délits et est beaucoup moins amorale ou cruelle que dans l’ouvrage littéraire. Cela démontre le cercle vertueux de l’inspiration par d’autres auteurs.
Si le domaine public se veut être un espace de liberté de création pour les artistes, la continuité du droit moral est un obstacle à cette liberté. On peut alors s’interroger sur le statut de ce droit au respect. Certains auteurs estiment qu’étant donné que le droit au respect est un droit de la personnalité de l’auteur, il devrait s’éteindre en même temps que les droits patrimoniaux. Cela permettrait la libre réutilisation des œuvres du domaine public sans inquiétude à avoir envers le respect de l’auteur ou de son œuvre.
L’idée est que l’œuvre du domaine public a une nature « indestructible ». Les adaptations faîtes d’œuvres anciennes, si elles se présentent comme telles, ne sont pas un danger pour la survivance de l’œuvre. Ainsi nombreux sont les exemples d’adaptation qui n’effacent pas le souvenir de l’œuvre originelle. Par exemple, le chanteur Stromae avec son titre « Carmen » qui reprend l’air le plus connu de l’opéra, le modernise mais cela n’a pas pour conséquence que le public oublie le chant originel.
Finalement, comme une action en justice dans le cas de la mise en scène de Léo Muscato est peu probable, on peut se demander si ce n’est pas le public qui a le dernier mot. Le public choisit l’accueil qu’il fait à une œuvre innovante. Une mauvaise critique ou une mauvaise audience peuvent être des sanctions bien plus directes et efficaces qu’une longue action en justice. Cependant, si les commentaires accusateurs se succèdent, il n’en reste pas moins que le spectacle de Carmen affiche complet pour les semaines à venir.
SOURCES
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