Il est aujourd’hui incontestable que les médias participent pleinement au jeu démocratique. Si les pouvoirs institués sont au nombre de trois, on connaît aujourd’hui ce quatrième pouvoir institué de fait et protégé depuis la loi du 29 juillet 1881 portant sur la liberté de la presse.
Reste que cette protection accordée aux médias et à la profession journalistique n’est pas uniforme à l’échelle mondiale. Selon un rapport de Reporters sans frontières, en 2017 ce sont 65 journalistes qui ont été tués à travers le monde : victimes collatérales d’un contexte meurtrier, ou bien sciemment visés et assassinés.
L’association Freedom Voices Network et Reporter sans frontières se sont ainsi alliés afin de créer la plateforme Forbidden Stories. Les journalistes d’investigation enquêtant sur des sujets dits « sensibles » pourront y soumettre l’avancée de leurs recherches qui seront ainsi sécurisées. En cas d’homicide ou d’arrestation, ces données seront reléguées et publiées.
Des sujets sensibles à portée locale
Au Mexique, le journaliste Cecilio Pineda est assassiné en mars 2017, deux heures après avoir posté une vidéo où il explique que le chef du cartel de Sinaloa entretient des liens étroits avec un élu local. Dans une autre vidéo tournée à son insu, le procureur en charge du dossier affirme que le véritable chef de ce cartel n’est autre que l’élu en question, Saúl Beltrán, ce dernier profitant de son immunité parlementaire. Ce sont onze journalistes qui ont été tués au Mexique en 2017, soit plus qu’en Syrie ou en Irak.
A Malte, le 16 octobre 2017, la journaliste Daphne Caruana Galizia est tuée dans l’explosion de son véhicule. Elle avait révélé de nombreux scandales dont notamment des circuits de blanchiment d’argent mis en place par des proches de politiciens maltais.
La corruption s’avère donc être un sujet très sensible auquel les journalistes enquêtant à ce propos se trouvent fortement exposés. C’est également le cas des enquêtes portant sur des enjeux environnementaux. Il existe une forte hostilité des puissantes industries internationales à faire connaître au grand public les répercussions environnementales provoquées par leurs activités. C’est le cas par exemple des exploitations minières en Inde, ou encore de la pollution des eaux et rivières en Amérique Latine.
Mais ces sujets restent à une échelle locale. Cependant, ces faits impactent un public français : la drogue produite par le cartel de Sinaloa au Mexique est en partie destinée à la France, et le blanchiment d’argent sur l’archipel maltais démontre quant à lui, que la corruption est encore présente au sein même de l’Union Européenne. Laurent Richard, fondateur de la plateforme, insiste en effet sur le fait que ces histoires touchent un public français et européen : « ce sont des histoires globales pour lesquelles meurent les journalistes et où il est question de notre sécurité, de l’environnement et de notre santé. C’est pour cela que nous devons poursuivre ces enquêtes ».
Le changement de paradigme : vers un journalisme collaboratif
Auparavant, la plupart des journalistes ne partageaient pas leurs informations : la règle du secret à propos de leurs sujets d’enquêtes était de mise. Aujourd’hui, la masse de données à analyser afin de mener une enquêtes est souvent conséquente. C’est pourquoi les journalistes d’investigation se tournent de plus en plus vers le journalisme collaboratif. La plateforme Forbidden Stories en prône d’ailleurs l’usage. Les affaires telles que LuxLeaks, ou encore des Panama Papers ont démontré les performances de ce changement de paradigme.
Le journalisme collaboratif en la matière se révèle finalement plus efficace : le travail d’investigation est plus profond, on constate une facilité quant à la vérification des sources, mais aussi un impact plus important lors de la révélation au public de l’enquête. On remarque ainsi un mouvement de corps dans la profession, notamment depuis la création du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) en 1997. Le consortium devient indépendant en février 2017 et compte aujourd’hui près de 96 médias membres à travers le monde.
Forbidden Stories bénéficie du soutien de ce consortium et de son réseau de journalistes afin de pouvoir mener à terme les enquêtes publiées sur sa plateforme. D’importantes mesures de confidentialité sont d’ailleurs mises en œuvre afin de ne pas révéler l’identité des journalistes reprenant les enquêtes en cours.
La technologie au service de la protection des journalistes
Il existe trois manières de se mettre en contact avec la plateforme. Les systèmes mis en place reposent tous sur l’open source, garantissant une transparence optimale visant à rassurer les journalistes y ajoutant leurs contenus. Toutes reposent sur le chiffrage des informations échangées.
La première est l’application « Signal », qui permet de passer des appels sécurisés. La seconde consiste en l’échange de mails chiffrés en PGP, logiciel de chiffrement cryptographique. La dernière est la « Secure Drop », hébergée par Tor, qui permet de ne pas traquer les adresses IP et garantir l’anonymat des échanges. Elle a été développée par Edward Snowden pour l’organisation Freedom of the press fondation.
Cette confidentialité est nécessaire pour garantir aux journalistes la sécurisation de leurs données. La plateforme devient en quelques sorte un « coffre-fort », dans lequel les journalistes peuvent définir des consignes selon lesquelles leurs confrères pourront continuer l’enquête.
Une assurance vie pour les journalistes ?
En 2015, Laurent Richard, fondateur de la plateforme et rédacteur en chef de « Première ligne » travaille dans les mêmes locaux que les journalistes de Charlie Hebdo. Leur assassinat par des terroristes est un traumatisme lui faisant prendre conscience du danger de la profession. Quelques mois plus tard, il est contacté d’une prison d’Azerbaïdjan par la journaliste Khadija Ismayilova, lui demandant de poursuivre ses enquêtes sur la corruption au sein de son pays. L’ensemble de ces évènements le poussent à développer cette plateforme afin de garantir aux journalistes que leur message sera entendu quelques soient les dangers auxquels ils s’exposent.
L’idée est donc de démontrer que dorénavant, faire taire le messager ne tue plus le message. Cette alternative consiste donc à poursuivre l’enquête quand les journalistes réduits au silence ne sont plus en mesure de le faire : disparition, assassinat, censure…
Le fondateur de la plateforme tient donc à transmettre un signal fort à l’encontre des « détracteurs » de la liberté de la presse : « cela ne servira à rien de s’en prendre à ces journalistes, car derrière, nombre de confrères sont prêts à prendre le relais ». La plateforme constituerait donc « une arme de dissuasion à l’encontre des commanditaires de ces crimes ».
Sources :
SALIBA (F.), « Forbidden Stories : le site qui sauvegarde l’information des journalistes », lemonde.fr, publié le 9 novembre 2017, consulté le 20 janvier 2018 : http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2017/11/09/forbidden-stories-la-plate-forme-qui-protege-l-information_5212404_3236.html
BARBA (D.), « Forbidden Stories : une plateforme pour protéger les journalistes menacés », franceinter.fr, publié le 3 novembre 2017, consulté le 20 janvier 2018 : https://www.franceinter.fr/emissions/l-instant-m/l-instant-m-03-novembre-2017