À l’heure où beaucoup dénoncent les mauvaises règlementations des contenus sur Internet, et s’offusquent des fake news ou de la désinformation, il est pourtant une pratique, communément acceptée par l’ensemble de la communauté française, et plus particulièrement par les parents, sur laquelle peu de réglementations se tournent. La téléréalité s’installe, discrètement, dans les programmations des chaînes gratuites, et devient accessible en vidéo à la demande. S’il n’est pas inhabituel de dénoncer les abus que permet la connexion à Internet, tout ne se passe pas en ligne — et le petit écran étant encore majoritairement implanté dans les foyers français, l’on aurait tort de négliger les effets parfois dévastateurs de la téléréalité française.
La naissance d’un genre à part : la téléréalité
L’émission considérée par la communauté des téléspectateurs français assidus comme le point de départ de la téléréalité n’est inconnue pour personne : le Loft Story sera diffusé par M6 en 2001. En 2003, c’est Star Académie, le notable concours musical, qui a rapporté des bénéfices économiques majeurs pour le groupe québécois qui l’avait proposé, lui engendrant une hausse de ses profits de 47%. Pourtant, le premier programme du genre, alors apparenté à une expérience sociologique, date de 1973 – il s’agissait de filmer pendant plusieurs mois une famille américaine et d’étudier son comportement. L’émission avait été massivement regardée.
La première caractéristique de ce nouveau genre est de proposer un contenu à la manière d’un documentaire ou d’une fiction, tout en y ajoutant des éléments de témoignage afin d’en renforcer la véracité — mais bien souvent interprétés par des comédiens. La téléréalité a mauvaise réputation et pour cause : elle a permis le développement de la « télé-poubelle », où des inconnus confient face caméra leurs problèmes les plus intimes. Cette exposition télévisuelle fait polémique et l’on reproche bien souvent à ces émissions leur manque cruel d’intérêt. Soulevons ici un premier paradoxe. Cet étalage de vie privée dérange ou fait sourire, pourtant, chacun de nous en dévoile bien plus sur ses réseaux sociaux. Or il appart que la téléréalité n’est finalement qu’une matérialisation à l’écran d’un comportement typique de notre époque : l’exposition de soi. Sur les réseaux et les plateformes telles que Facebook, Twitter, YouTube, chaque petite information, aussi banale soit-elle, révèle son lot de données sur l’utilisateur derrière l’écran. À la téléréalité, bien que mis en scène, le procédé reste le même — serait-ce alors l’image et la commercialisation de la personne qui dérange, plus que le fond des propos ?
Les producteurs du groupe de production néerlandais Endemol se spécialisent dans la création de tels programmes dans les années 1990. Ils y déterminent quatre critères fondamentaux, que l’on retrouve encore aujourd’hui : un environnement confiné, des procédés d’élimination pour renforcer les tensions, des obligations de la part des organisateurs, et l’implantation d’un confessionnal, qui révèle les témoignages individuels.
En outre, la téléréalité semble s’affranchir du concept même de réalité puisqu’il s’agit en fait de mises en situation, d’acteurs, et de scénarisation d’expériences qui ne cherchent plus à analyser des phénomènes sociaux – généralement l’enfermement d’individus en communautés – mais à en créer de toutes pièces afin de générer de l’audience. Hélas, cela n’est pas sans poser un certain nombre de soucis, tant éthiques que juridiques, mais pire encore, sociaux.
L’absence d’emprise juridique sur les programmes de téléréalité
Comme tout autre programme, quel que soit sa nature, la téléréalité tombe sous le joug de l’autorité du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Ainsi, les dérives juridiques les plus notoires peuvent être aisément contrôlées par le biais des conventions que le Conseil noue avec les chaînes. Ce fut notamment le cas lorsque, le 18 mai 2016, ce dernier mettait en garde NRJ12 à l’égard de deux programmes de téléréalité, qui avait relayé des propos sexistes et des violences faites aux femmes. Une scène du programme Les Anges de la téléréalité avait en effet montré une scène d’intimidation relativement choquante envers une participante, scène qui avait ensuite été relayée par un magazine de la même chaîne. Le Conseil affirmait sa légitimé à agir sur le fondement de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986, qui précise en son cinquième alinéa qu’il « assure le respect des droits des femmes dans le domaine de la communication audiovisuelle » — mais rappelait également la responsabilité de la chaîne, qui, dans sa convention, s’est engagée à être responsable des contenus qu’il diffuse et à rester maître de son antenne.
Dès lors que des séquences contreviennent aux droits et libertés fondamentaux des personnes, le CSA intervient. Son pouvoir permet en effet de mettre en garde, voire de sanctionner les chaînes – mais le gardien de l’audiovisuel ne peut rien contre les effets pervers de ce genre de programmes. De plus, malgré le contrôle à posteriori qu’effectue l’institution, les images en question ont déjà été diffusées, et ont potentiellement déjà eu des effets dévastateurs. Les premiers concernés sont les adolescents, les plus friands spectateurs.
Manque culturel, droit social et comportements numériques : conséquences de la téléréalité
En termes d’éducation et d’élévation culturelle, la téléréalité semble être un gouffre sans fond. Déjà en 2014, une étude avait démontré que le visionnage de ces programmes pour un élève de 3ème abaisserait les capacités cognitives de 11% pour les mathématiques, à 16% pour les connaissances générales. En outre, au sein de ces programmes, moitié moins de mots seraient utilisés que dans un livre, ce qui ne serait pas une aide à l’enrichissement du lexique d’un étudiant en devenir.
De plus, les problèmes de droit du travail ont également vu le jour, suite aux réclamations de certains candidats. Les rémunérations des acteurs — ou candidats — n’étant pas forcément glorieux, nombre d’entre eux ont demandé à voir leur contrat requalifié en contrat de travail. La Cour de Cassation a d’ailleurs retenu, en 2009, la qualification d’un contrat de travail pour trois participants à L’île de la tentation, qui ont ainsi pu obtenir des dommages et intérêts pour des heures supplémentaires et des conditions de tournage plutôt contestables. Ainsi, la somme de la réparation était montée de façon exponentielle, atteignant 27.000 €. Les juges avaient ainsi considéré que le niveau de tournage atteignait des précisions dépassant « le simple stade de l’expression de la vie personnelle ».
La téléréalité est donc un programme complexe, dans lequel il est tout à fait possible de protéger les participants en les englobant sous la coupe du droit social — pourtant, il est considéré que chaque candidat assume la limitation temporaire de certains de ses droits et libertés fondamentaux. C’est le cas de la liberté de communication, totalement bloquée par l’interdiction du téléphone portable sur certains tournages, la liberté de la vie privée au vu des nombreuses heures de tournage, ou encore la liberté vestimentaire pour ne porter aucun signe distinctif. En revanche, lorsque 53 participants de la même émission demandèrent le statut d’artiste-interprète à la Cour de Cassation, en 2013, celle-ci leur refusa dans la mesure où l’interprétation, pour être considérée comme une œuvre et tomber sous la protection du Code de la propriété intellectuelle, doit être originale — en l’espèce les participants jouent un rôle mais se basent malgré tout sur leur vécu et leur expérience, rendant impossible cette qualification.
Pourtant les programmes se multiplient, et leur explosion n’est pas proportionnelle à leur qualité audiovisuelle : il semble que le pire se concentre dans les téléréalités « amoureuses », à l’image de l’Amour est dans le Pré, Les princes de l’amour, La Villa des Cœurs brisés — la liste est loin d’être exhaustive. Comment expliquer que la population française apporte tant d’intérêt à ces émissions, et notamment le jeune public ? En réalité, il existe une véritable sphère, une communauté de partage autour de ces programmes. Les participants deviennent de véritables icônes pour les adolescents, que ceux-ci suivent sur les réseaux sociaux — ces derniers étant notamment composés de sponsoring et de publicités commerciaux. Une véritable communication s’est créée autour de ces nouvelles personnalités : à l’image d’auteurs qui se déplaceraient pour dédicacer leurs œuvres, ceux-ci cultivent leur image essentiellement dans des lieux de sortie nocturne, en allant rencontrer leurs followers sans d’autre but que de faire des profits. Mais, à la surprise générale, cela fonctionne.
Cette communauté digitale cause beaucoup de soucis, notamment pour les adolescents. L’image donnée par les participantes de réalité peuvent, comme le démontrait la mise en demeure d’NRJ12 par le CSA, montrer une image dégradante de la femme — qui apparaît généralement comme un simple objet de beauté. En outre, les atteintes linguistiques répétées causent en effet une diminution du niveau de la population française, et cela se voit aisément en cliquant sur certains profils de réseaux sociaux. Mais les téléspectateurs ne sont pas les seules victimes. Les participants parfois eux-mêmes subissent le courroux de leur propre communauté — sans que l’on sache réellement s’il s’agit d’une volonté de notoriété ou pas — puisqu’assez souvent, les candidats diffusent des fausses rumeurs les uns envers les autres, ce qui parfois peut aller loin. Récemment, de nombreuses jeunes femmes se sont retrouvées accusées de prostitution et malgré leurs démentis publics, leur nom est désormais associé pour toujours à ces scandales dans les référencements Google. En outre, pour avoir porté leur image et leur vie privée sur le devant de la scène, elles sont incapables d’agir en diffamation puisque la définition de personne publique leur colle désormais à la peau. N’oublions pas, en outre, la triste affaire de Nabilla, candidate phare de la téléréalité française, et de la tournure dramatique de son histoire d’amour portée sous le feu des projecteurs.
Enfin, notons que la téléréalité impacte aussi, peu particulièrement, le journalisme. De nombreux comptes de réseaux sociaux s’intéressent désormais exclusivement aux participants de téléréalité et s’échinent à diffuser le plus d’informations possibles sur leurs quotidiens. À l’image de la presse people, de véritables magazines — à l’image du Mad Mag d’NRJ12 — ne s’intéressent qu’aux épisodes de ces programmes et reçoivent quotidiennement des candidats. Des personnalités se démarquent également sur les plateformes telles que YouTube : c’est le cas du fameux bloggeur Jeremstar. Sans s’attarder sur le fond des contenus qu’il diffuse, il est indéniable que celui-ci s’est créé un statut de journaliste. À son aide viennent des dizaines d’utilisateurs anonymes lui envoyant des informations à divulguer, ses sources semblent généralement vérifiées, et il réalise des interviews de candidat de téléréalité. Ayant créé un véritable concept de par son blog, puis par son cadre un peu spécial — une baignoire —, une communauté digitale s’est réunie autour de lui.
Quel que soit le sujet de la téléréalité, qu’il appartient à tout un chacun d’apprécier ou non, on ne peut nier que celle-ci représente une part considérable des habitudes de consommation des utilisateurs — ce qui est, en sus, favorisé par la diversité de support, puisque désormais le visionnage à la demande est même permis sur smartphone. Une véritable communauté digitale d’adolescents peu sensibilisés aux dangers du numérique s’est développée et un certain journalisme émerge — mais il est très difficile d’avoir une emprise sur ces programmes, qui diffusent des images erronées de la société et plus particulièrement sur l’amour, les relations entre les hommes et l’image de la femme, ce qui peut dérouter beaucoup le jeune public. La téléréalité, malgré son nom, reste plus réelle que télévisée, empêchant parfois la distinction avec la vraie vie malaisée pour des esprits encore en construction — et il serait peut-être bon que le droit se penche sur la question afin de limiter la portée de tels contenus.
SOURCES :
« Compétence prud’homale, difficultés en matière de contrat de travail et prestation d’émission de téléréalité », Lamy prud’hommes, p. 95, < http://lamyline.lamy.fr.lama.univ-amu.fr/Content/Document.aspx?params=H4sIAAAAAAAEAE2OwU7DMAyGn2Y5orQbdD3kUnpEE4LA3U2tNiIkI3HK-va4Sw9Y-mT7txP_PxnjqvFGig5ZSmxdSbEkcHbXRVp98Ou30jGjIBiSqqQ8NGajYmrmyJyYR-aJaZgz0260AgxlcH0wqtpqu6CGQUkR4oixW7miQODeMKn6LNIcfi-w2AnIBt9BLKftOKpeyy1Ox6ptxIIx8YL6tBN6QjHbaX5hqOwnhGjmV5hQ6ZDTA6TrTTj_xTbe76P92_Th2VAC918tj7tMxAfKYLg3JniKwdXCOFZ7IHwGh37cXf4B8ynT9FcBAAA=WKE >
« Exploitation de la vie privée sur le réseau internet et dans les émissions de télé-réalité », Lamy Droit du contrat, p. 1112, < http://lamyline.lamy.fr.lama.univ-amu.fr/Content/Document.aspx?params=H4sIAAAAAAAEAE2OTVOEMAyGf8326BQUWQ69sBwdx9HqPZQMdKyttiku_96w5eDhmSRvvt6fjHHTeCVFpywldq6EWAI4e-gibT747UvpmFEQjElVUp5as1MxNXPPPDAN88i0zJnpdjoBhjK4IRhV77ldUcOopAhxwthvnFEgcK-YVH0WaQm_z7DaGcgG30Msr-00qUFLKaumabq2FivGxAPqw87oCcVi5-WJoTKfEKJZXmBGpUNOd5C-r8L5T7bxdmsdZ9O7Z0MJ3H-1LPeZiB-UxngrTPAUg6uFcawOQHgBh346XP4B2XlxKFcBAAA=WKE >
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Convention consolidée de la chaîne NRJ12.
Décision d’Assemblée plénière, « Émissions Le Mad Mag et Les Anges de la téléréalité : NRJ 12 fermement mise en garde », CSA.fr, publié le 15 juin 2016, consulté le 22 jan. 2018.