QUEL AVENIR POUR LA CYBERJUSTICE ?
La possibilité d’un développement technologique illimité fascine tout un chacun, d’une part grâce aux potentialités qu’il permet – aurait-on vraiment pu imaginer être capable d’envoyer un robot à l’autre bout de la galaxie, et le faire s’atterrir sans encombres sur Mars ? – et d’autre part en raison des hypothétiques risques de dérives, immanquablement présents dans l’esprit collectif, et ses éventuelles capacités dévastatrices.
Mais que représente réellement la cyberjustice ? L’on pourrait aisément imaginer, dans un cadre science-fictionnel, un robot-juge chargé du même rôle que notre juge du début du XXIème siècle, ayant pour mission de régler les différents contentieux entre humains, voire même entre humains et machines ; mais nous n’en sommes certainement pas à ce stade pour le moment. Aujourd’hui, la cyberjustice représente l’introduction des technologies numériques dans le travail d’instruction et les procédures de la justice. Ce qui, autrefois, était considéré comme sacré ne l’est plus. Le tribunal et le juge étaient jusqu’à cette intromission du numérique, les sacro-saints piliers de la justice, représentant un certain idéal dans l’imagination collective, de par le décor, les acteurs et leurs costumes reconnaissables à première vue.
Cette désacralisation progressive à laquelle nous assistons est le fruit du changement technologique, qui est par nature contraire à notre idéal contemporain de la justice. Antoine Garapon estime en effet que les algorithmes font s’effondrer le mythe d’une loi impartiale et aveugle, de juges bouches de la loi, en en révélant les caprices. Il considère cette justice prédictive comme antihumaniste, car elle enjamberait le niveau intentionnel et conscient du droit.
Or, si cette révolution technologique peut inquiéter au premier abord, il convient de mettre en perspective ses diverses capacités ainsi que les raisons l’ayant amenée à émerger, car il semble évident que le système juridique actuel est loin d’être parfait, loin s’en faut.
Une justice au ralenti
On pourra s’étonner premièrement sur l’étymologie même du terme « procès », jouant comme un présage puisqu’il francise le terme anglais processor » – lequel dérive du terme process, qui désigne l’exécution d’une opération – qui lui-même emprunte au terme français procès. Cependant, au-delà des mots, les évolutions récentes de la justice administrative semblent précisément faire se rencontrer le procès et la machine.
L’administration se rend en effet compte progressivement de la nécessité d’un cadre juridique évolutif, ainsi que de ses moyens techniques. Plusieurs chiffres mettent en exergue ce problème croissant auquel la majorité des États sont confrontés. Le Disposition Time notamment, qui représente la durée d’écoulement de la quantité d’affaires pendantes, à savoir une opération mathématique décrivant le nombre d’affaires pendantes sur le nombre d’affaires résolues. Il résulte de ce Disposition Time, qu’il faut 353 jours en France pour juger une affaire civile en 2016, et 487 jours en appel, contre une moyenne européenne de 233 jours. En Allemagne, la durée est estimée à 245, et en Italie 993 jours.
Ces chiffres sont davantage significatifs lorsque mis en relief avec les données apportées par la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui, toujours pour la même année 2016, a clôturé 704 affaires – constituant une augmentation de 15% par rapport à l’année précédente – pour 692 affaires reçues, et surtout 872 affaires pendantes. Avec une durée moyenne de jugement de 15 mois, ainsi que 12,9 mois en appel, ce qui constitue d’après la Cour les durées les plus courtes depuis la création du tribunal.
Ces données révèlent ainsi l’obsolescence des différents systèmes de justice européen, et de l’impératif d’adopter de nouvelles mesures propices à la résolution de ce phénomène, car en l’état actuel il semble illusoire de rendre possible le désengorgement des tribunaux, au niveau européen notamment où il est bien visible que le nombre d’affaires restant encore à traiter menace de ne jamais s’amenuiser.
De plus, cette problématique se heurte à une autre, qui est celle concernant le traitement automatisé de données à caractère personnel interdit par l’article 10 de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, qui dispose qu’aucune décision produisant des effets juridiques à l’égard d’une personne ou l’affectant de manière significative ne peut être prise sur le seul fondement d’un traitement automatisé de données à caractère personnel, y compris le profilage. Et bien qu’il prévoie de petites exceptions, l’article semble constituer un frein à l’insertion progressive des différents types d’algorithmes en matière de justice, qui pourraient se révéler cruciaux dans un futur plus ou moins proche.
De la nécessité de repenser le système judiciaire
C’est dans cette optique de modernisation et de réforme que les pouvoirs publics semblent vouloir rationaliser les ressources humaines et matérielles, notamment par le biais d’une diminution du nombre d’implantations géographiques, mais avec une augmentation de la taille des juridictions existantes. En parallèle, on recherche à modifier les compétences des tribunaux en augmentant le nombre de juridictions spécialisées, et en diminuant corrélativement la quantité de tribunaux de droit commun. Et ce, afin de permettre une adaptation plus rapide aux contentieux modernes, ainsi qu’apporter une réponse plus rapide au justiciable.
C’est ce que souhaite notamment faire la France à travers le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice, lequel veut fusionner les Tribunaux d’Instance et les Tribunaux de Grande Instance, ainsi qu’il souhaite le développement des processus alternatifs extrajudiciaires de résolution des conflits afin de privilégier une certaine efficacité du procès.
Cette recherche de l’efficacité en matière judiciaire tend à être universelle, puisqu’en effet en 2016, l’Arménie, la Belgique, la Bosnie, le Luxembourg, la Russie et la Turquie ont opté pour un Open Data complet de leurs décisions de justice, certainement dans un souci de démocratisation de la justice, qui, à travers la libéralisation de son accès par le numérique aura davantage une portée générale qu’auparavant.
L’avènement de la technologie numérique aura en effet permis un développement exponentiel dans un certain nombre de domaines, tels que la santé, les communications, les transports, mais également en matière de justice, puisque le fait notamment que l’ensemble des citoyens puisse désormais avoir accès, de façon plus ou moins gratuite, aux différentes lois et jurisprudences emporte une démocratisation de la justice jamais observée auparavant.
Cette démocratisation est notamment interprétée par les différentes Legaltech, qui sont des sociétés assez récentes, ayant pour objectif de proposer de nouvelles manières de délivrer des services juridiques en ouvrant des accès jusqu’alors inaccessibles pour une grande partie de la population. Il existe 75 entreprises en France de la sorte œuvrant dans ce sens. Les Legaltech les plus répandues sont celles de gestion et de création d’actes, elles fonctionnent sur un système d’automatisation de rédactions de documents juridiques, en associant chaque document à un algorithme propre, de sorte que la personne doive uniquement répondre à un questionnaire afin que la plateforme lui remette le document qu’il requiert.
Il existe également des Legaltech spécialisées dans les litiges et le droit des consommateurs, qui proposent leurs services aux justiciables afin de régler tout type de litige et faire valoir leurs droits dans différentes situations, notamment à travers certains sites tels que : Actioncivile.com, Air Help, demanderjustice.com. Ici, afin d’intenter une action en justice, le ou les justiciables soumettent une proposition d’action collective ou individuelle sur la plateforme, et, selon le préjudice ou le type d’affaires, celle-ci pourra suggérer un avocat pour représenter les justiciables.
Enfin, existent désormais les Legaltech œuvrant pour l’accès à la justice, car comme chacun sait, les services d’un avocat compétent ne sont pas à la portée de toutes les bourses. C’est pourquoi ces entreprises mènent un véritable combat pour que la justice soit accessible à tous, à travers différents moyens, dont le financement participatif, puisque désormais il est possible de lever des fonds pour se défendre ou défendre une cause en particulier, c’est le cas des sites Actoowin, Citizencase, WeJustice, où les communautés s’entraident au nom de la justice.
La révolution du numérique aura au moins permis cela, de rendre connectés des milliers voire des millions de personnes, qui ne l’étaient pas auparavant, qui vont pouvoir désormais ne plus rester en marge de notre société, et au contraire pouvoir y contribuer et participer à son amélioration et son épanouissement.
Cette amélioration de la justice par le numérique comporte bien évidemment des aspects pratiques, puisque l’insertion progressive d’algorithmes dans les divers services de l’administration offre davantage de possibilités. Effectivement, les algorithmes sont à l’heure actuelle capables de recenser une quantité de données incroyable, puis de les trier et d’en faire émerger certaines tendances, pouvant se révéler tout à fait pratiques pour un juge, ou un avocat, par exemple. Et bien que M.Garapon considère cela comme un sacrilège absolu, il semble que ces algorithmes constituent un moyen technique incroyable, aux potentialités presque infinies, c’est pourquoi il serait absurde de vouloir s’en écarter en raison des possibilités offertes, toutefois en observant une juste rationalité afin d’empêcher les risques de dérives qui pourraient être causés.
Deux des exemples les plus probants sont certainement le Laboratoire de Cyberjustice crée par l’Université de Montréal, ainsi que le Cybertribunal chinois de Hangzhou. En effet, le premier est un lieu de recherche et d’innovation permettant au justiciable d’éviter les grands coûts et délais causés par la lenteur des procédures de justice traditionnelles, en leur permettant ainsi de faire valoir leurs droits de façon bien plus rapide et efficace qu’alors. Ce laboratoire est principalement concerné par les contentieux de propriété, alors que le Cybertribunal chinois, crée le 18 août 2017, concerne les différends relatifs à Internet. Ce dernier a reçu 11.000 cas en un année, et en a réglé 9.600 ; pour une durée moyenne de procès de 38 jours, contre plus du double auparavant d’après la cour. Son dispositif est assez simple, la plainte est enregistrée en ligne, puis suite à une rapide mise en état, à lieu l’audience en visioconférence, seul le juge est présent physiquement dans la salle. Le verdict est retransmis en vidéo, et les décisions sont publiées sur le site internet du tribunal.
Ces deux tribunaux innovants permettent ainsi d’apporter une réponse nouvelle et pleine de fraicheur comparativement aux instances traditionnelles, reconnues pour leurs formalités et leurs lourdeurs administratives. Les justiciables de ces deux contrées peuvent désormais faire valoir leurs droits en des temps inconcevables selon nos critères actuels, en effet un résident chinois devra patienter environ dix fois moins longtemps pour voir son différend réglé que son homonyme français, et vingt-six fois moins qu’un citoyen italien.
La nouveauté, à quel prix ?
Néanmoins, ce gain en matière d’efficacité est-il absolu en cela qu’il nous ordonne d’occulter les autres difficultés inhérentes à cette transformation ?
Il semblerait que cette recherche de rendement, d’après J-B Duclercq, soit une tare, puisque la technologie, et les algorithmes plus précisément « contribuent globalement à augmenter l’efficacité du procès, à proportion ou presque, de la diminution de sa qualité. »
En matière d’efficacité, il semble évident que l’apparition de la technologie dans le dispositif judiciaire y contribue de manière significative, puisque désormais, ou dans un avenir plutôt proche, il n’est pas utopique de se projeter en imaginant la fin des durées quasi-infinies des différentes étapes d’un procès, car où auparavant la saisine d’une juridiction pouvait prendre des semaines, voire des mois, dorénavant en application du Décret du 2 novembre 2016-1481, subsiste une obligation de principe de saisine de la juridiction administrative par le biais de l’application Télérecours. Cette dernière permet alors à toutes les parties en présence de consulter cette application afin d’étudier les divers éléments constitutifs du dossier, de façon incroyablement plus simple, rapide, et efficace qu’au préalable.
Une autre approche de l’algorithme permet aussi de rendre compte des potentialités positives de celui-ci. En effet un professeur de l’Université de Droit de l’Etat du Michigan, Daniel Martin Katz, a conçu un algorithme capable de prédire avec une exactitude de plus de 70%, les décisions rendues par la Cour Suprême des États-Unis de 1816 à 2016. Bien qu’il reste encore une part d’erreur, il est très clairement visible que ces algorithmes vont devenir un atout indispensable afin de recenser tout un panel de données qui vont permettre une résolution davantage efficace, et l’on peut souhaiter transparente, des cas auquel le juge aura à faire.
Néanmoins, il existe le cas inverse, où le logiciel NorthPoint, utilisé aux Etats-Unis jusqu’à la découverte du problème, avait tendance à caractériser deux fois plus une personne noire comme étant à risque qu’une personne blanche, et ainsi de la juger à tort, du seul fait de sa couleur de peau. Ici, le problème était que l’algorithme prenait nécessairement en compte les cas de jurisprudence, où il s’est avéré que la plupart des décisions rendues antérieurement l’avaient été sur une base de discrimination de la couleur de peau, ainsi le logiciel a reproduit les mêmes erreurs que l’Homme.
Il s’avère que c’est en cela que l’apport des technologies trouve sa limite, et que ce que le procès gagne en efficacité et en rapidité, il est probable qu’il le perde en qualité, mais il est possible d’y objecter qu’il ne s’agit que d’une limite due à l’état actuel de nos technologies, qui ne nous permet pas encore véritablement de créer un modèle parfait d’algorithme.
C’est pourquoi l’enjeu essentiel des mois et années qui viennent consiste absolument à évaluer et comprendre les possibilités offertes par ces machines, tout en n’occultant aucunement la part de décision, et de réflexion propre à l’esprit humain, ce dont n’est pas encore capable une machine. Dès lors qu’elle en sera capable, nous aurons à faire face à une nouvelle révolution, et nous devrons être capable d’équilibrer en justes proportions le pouvoir de l’intelligence artificielle avec celle du juge. C’est pourquoi il convient dès à présent de s’intéresser aux potentialités offertes par les technologies, et donc les algorithmes, afin d’en faire le meilleur support de travail possible et non exclusivement l’outil travaillant, afin d’en limiter les risques de dérives. Comme pour toute chose, il s’agira d’une juste proportion à trouver, un équilibre naturel permettant d’allier efficacité et qualité.
SOURCES :
MENECEUR (Y.), « Quel avenir pour la « justice prédictive » ? Enjeux et limites des algorithmes d’anticipation des décisions de justice », La Semaine Juridique Edition Générale n° 7, 12 Février 2018, consulté le 1er Novembre 2018.
GARAPON (A.), « Les enjeux de la justice prédictive », La Semaine Juridique Edition Générale n° 1-2, 9 Janvier 2017, consulté le 1er Novembre 2018.
Site du Laboratoire de Cyberjustice de l’Université de Montréal, https://www.cyberjustice.ca/, consulté le 30 Octobre 2018.
COMMUNIQUE DE PRESSE n° 17/17 de la Cour de justice de l’Union européenne, du 17 février 2017, consulté le 30 Octobre 2018.
https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2017-02/cp170017fr.pdf
COMMISSION DES FINANCES, Note de Présentation, Mission Justice et Article 57 ter rattaché, du mardi 14 Novembre 2017, consulté le 29 Octobre 2018.
https://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/commission/finances/PLF_2018/NP_Justice_2018.pdf
Site de la 3ème édition du salon des villages Legaltech de France, consulté le 28 Octobre 2018.
Sites de résolution des contentieux en ligne, Actioncivile.com, Demanderjustice.com, Actoowin.com, WeJustice.com, consultés le 28 Octobre 2018.
CHAMPEAU (G.), « Aux USA, un logiciel aide les juges à devenir racistes », Numérama du 24 Mai 2016, consulté le 27 Octobre 2018. https://www.numerama.com/politique/172272-aux-usa-logiciel-aide-juges-a-devenir-racistes.html
Loi n°2018-493 du 20 Juin 2018 relative à la protection des données personnelles.
Décret n° 2016-1481 du 2 novembre 2016 relatif à l’utilisation des téléprocédures devant le Conseil d’Etat, les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs.