Il est certain que le modèle privilégié par l’Union européenne pour imposer les sociétés n’est plus en adéquation avec les nouvelles problématiques engendrées par le développement de l’économie du numérique. De plus, il crée des disparités entre les sociétés en fonction du caractère numérique de leurs activités ou non. La proposition de directive sur la taxe des services numériques par la commission le 21 mars 2018 propose des mesures qui sont loin de faire l’unanimité. Cette taxation suscite d’importants débats entre les États membres qui, pour certains, y voient une perte de leurs intérêts. Alors que le dialogue semble s’enliser et que le droit de L’UE requiert un vote à l’unanimité pour ce type de disposition fiscale, certains États se dirigent, faute de compromis, vers des mesures nationales unilatérales.
L’importance de réformer la fiscalité européenne en matière numérique
Le paquet de directives proposé par la Commission est le fruit de plusieurs années de réflexion au niveau international puis par des discussions européennes. Les enjeux du manque d’imposition des sociétés du numérique avaient déjà alertés L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), puisqu’un rapport avait été rendu en 2015 sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices comme conséquences du passage au numérique. Un deuxième rapport avait été alors présenté en mars 2018 pour adapter la fiscalité internationale à l’économie numérique. En parallèle, la Commission européenne rendait le 21 septembre 2017 une communication intitulée : « Un système d’imposition juste et efficace au sein de l’Union européenne pour le marché unique numérique ». A la suite d’une déclaration cosignée par plusieurs ministres des finances des États membres, le Conseil européen avait adopté des conclusions parmi lesquelles figurait : « la nécessité d’un système fiscal efficace et équitable, qui soit adapté à l’ère numérique ». Enfin en décembre 2017 le Conseil pour les affaires économiques et financières (ECOFIN) avait montré la volonté des États membres d’adopter des mesures temporaires de taxation sur les activités numériques.
Le 21 mars 2018, la Commission européenne propose alors deux directives. La première est « relative à l’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative ». Elle a pour but de moderniser l’imposition des sociétés en Europe en établissant le critère de présence numérique significative. L’intérêt est double : En premier lieu elle permet aux États membres de protéger leurs droits d’imposition des nouveaux modèles d’affaires économiques, tout en établissant un système commun d’imposition des activités numériques. En second lieu, elle devrait englober les différentes façons pour ces sociétés de créer de la valeur utilisant le plus souvent des actifs incorporels. La deuxième directive est celle instaurant la taxe sur les services numériques. C’est une mesure provisoire qui va mettre en place une taxe sur différents services proposés par les sociétés du numériques mais respectant des critères bien précis. C’est cette dernière qui suscite le plus de débats.
Cette proposition est la volonté de l’Union européenne d’agir concomitamment à la recherche d’une solution durable, avec une mesure transitoire permettant de combler le manque à gagner des États membres en termes d’imposition de grandes sociétés du numérique. En effet le constat est simple : ce type de société est en moyenne taxé 50% de moins que les sociétés traditionnelles. Selon les communications des différentes instances de l’Union européenne, les premières seraient taxées à hauteur de 9.5 % tandis que les dernières, à hauteur de 23.2%. De plus, la moitié des 20 plus grandes capitalisations boursières mondiales sont des sociétés ayant une activité principalement numérique. Ce décalage d’imposition se fait au travers d’un modèle ignorant que la création de la valeur se fait par la fourniture de services proposés à un grand nombre d’utilisateurs, dans tous les pays de l’union, sans forcément avoir une présence physique dans les pays où la société fournit le service.
Les règles traditionnelles ont été conçues au début du siècle dernier. Elle s’appuyait uniquement sur la territorialité des bénéfices. Cela signifie que l’imposition se fait pour les entreprises disposant d’un établissement stable dans un pays. La valeur est réputée être créée là où l’établissement existe, ce qui déclenche un fait générateur du droit d’imposition des bénéfices. Cependant ce modèle ne peut plus s’appliquer efficacement face à ces nouveaux modèles économiques d’affaires.
La conséquence directe est l’érosion de l’assiette de l’impôt sur les sociétés des États membres. Cela signifie que de moins en moins de valeur créée ne rentre dans le cadre de l’impôt et les États voient une énorme part des bénéfices engendrés échapper à l’imposition. Cela a poussé certains d’entre eux à réagir, puisque que c’est potentiellement 5 milliards d’euros d’imposition par an qui échappe aux États membres dont 500 millions pour la France. De plus en termes d’équité devant l’impôt, cela soulève de vraies questions sur la participation des sociétés du numérique en comparaison au sociétés traditionnelles. L’inaptitude fiscale face à des entreprises mondiales virtuelles est donc la raison d’une mesure provisoire présentée dans la directive.
Une directive adaptant provisoirement la fiscalité européenne à l’activité numérique
Afin de fournir la solution temporaire la plus viable possible, la proposition contient quatre objectifs généraux :
En premier lieu, il s’agit de protéger l’intégrité du marché unique et garantir son bon fonctionnement. En effet cela répond à une problématique déjà bien ancrée sur la différence d’imposition pour ces entreprises du numérique en fonction du pays d’implantation. Le manque de cohésion sur le volet numérique profite à certains pays qui applique déjà des règles fiscales avantageuses pour attirer les entreprises sur leurs territoires. Cependant si le bon fonctionnement du marché est assuré de l’intérieur, une fiscalité harmonisée trop contraignante pose des enjeux de compétitivité. A l’inverse il s’agit également d’empêcher la prise de mesures unilatérales par chacun des États membres.
Le deuxième principe est d’assurer la viabilité des finances publiques de l’Union européenne et de permettre aux États membres d’empêcher l’érosion de leurs bases d’impositions. Les dispositions de la directive en ce sens élargissent les activités de création de valeur des entreprises susceptibles d’être imposées. Cela fait directement écho aux revendications des États membres favorables à de telles mesures comme la France.
Le troisième principe concerne la conservation d’une concurrence équitable et la création d’une justice sociale à travers la taxe. Cela renvoie directement à l’écart important de l’imposition selon que l’activité exercée par l’entreprise soit numérique ou traditionnelle.
Enfin le quatrième principe guidant la directive consiste en la lutte contre la planification fiscale et à « combler les lacunes actuellement dans les règles internationales et qui permettent à certaines entreprises numériques d’éluder l’impôt dans des pays où elles exercent leurs activités et créent de la valeur. » Ici l’Union européenne envoie un message fort en considérant que par cette directive elle contribue largement à établir une mesure de fiscalité commune bien que provisoire et incite à trouver des solutions rapidement au niveau international.
La substance de la directive en termes d’augmentation de l’assiette fiscale des états membres est établie à l’article 3 de la directive. Ce dernier va définir les services sur lesquels la création de la valeur va pouvoir être taxée c’est-à-dire le produit imposable. Ils sont au nombre de trois :
Le premier est le placement sur une plateforme numérique de publicités ciblant les utilisateurs de cette plateforme. Il s’agit ici de pouvoir taxer les produits issus de la vente d’espaces publicitaires qui est difficile à appréhender par la fiscalité actuelle mais qui est une source de revenus absolument conséquente pour les plateformes qui les exploitent. Cependant s’il est fait distinction entre un tiers plaçant la publicité et le propriétaire de la plateforme, il y a lieu de considérer que le service est fourni par ledit tiers.
Le deuxième concerne toutes les activités intermédiaires dues au caractère multi face de la plateforme et permettant de ce fait les rencontres et les interactions entre les utilisateurs et la fourniture de services, et la vente de biens pouvant être sous-jacentes. Ici il est donc question de taxer un écosystème réputé exister, qui ne fonctionnerait pas sans la présence, la gestion et la régulation de la plateforme. Cependant il faut que ces activités soient sous-jacentes et donc qu’elles émanent des utilisateurs eux-mêmes. Il existe une exception pour les services de financements participatifs ayant des règles spécifiques applicables.
Enfin le troisième point concerne la valeur créée via l’exploitation et la vente de données des utilisateurs par les plateformes à condition que ces dernières aient été générées à partir de leurs activités sur la plateforme. A contrario cela signifie que toutes les données récupérées hors contexte de ces activités, ne rentrent pas dans les produits imposables. Cette taxe n’est donc pas une taxe sur la collecte des données.
La participation des utilisateurs sans qui les plateformes ne pourraient pas créer de valeur est le point commun de ces activités. Cependant la Commission se refuse à considérer que la participation des utilisateurs constitue le produit imposable. C’est au travers des services nés de la participation des utilisateurs que se constitue le produit imposable.
L’autre notion cruciale de la directive est celle de l’assujetti et définie par l’article 4. En d’autres termes il s’agit de savoir qui doit payer la taxe. Les deux conditions cumulatives sont que l’entreprise doit déclarer au minimum 750 millions d’euros au niveau mondial et au moins 50 millions d’euros dans le marché de l’Union européenne. Cela permet de concentrer l’imposition sur les très grosses entreprises qui font parties des plus grosses capitalisations boursières mondiales comme Facebook ou Amazon. Cela exonère les petites et moyennes entreprises d’une trop grosse imposition et encourage le développement de l’activité numérique. La nouveauté en revanche est que l’imposition se ferait sur le chiffre d’affaire des entreprises et non plus sur les seuls bénéfices.
La proposition fixe également une nouvelle règle concernant la territorialité de l’imposition. L’article 5 implique que désormais, il suffit qu’il y ait des utilisateurs du service imposable dans un État pour établir l’imposition, que ces utilisateurs aient contribué ou non financièrement à la génération des produits. Une liste de critères est établie pour chacun des trois services concernés mais généralement on peut considérer que dès lors que le service est utilisé par un utilisateur via un appareil ayant accès à la plateforme et situé dans un État membre, alors le produit en découlant est considéré comme imposable proportionnellement à l’utilisation, à la fréquence, au nombre d’utilisateurs notamment. Sur cette base on peut alors calculer la taxe exigible dont le taux fixé par l’article 8 est de 3%. Voilà qui devrait en théorie combler le vide juridique et budgétaire relatif à cette économie numérique.
Un autre enjeu est de faire coordonner cet impôt avec le projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS). Autant, concernant la directive relative à l’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative, les dispositions comme étudiées par la Commission, pourraient s’intégrer dans le projet ACCIS. Mais concernant la taxe, la Commission espère que cette dernière viendra compléter la directive ACCIS. Cependant il est à noter que cette disposition reste supposée avoir un caractère provisoire.
De plus elle a été revue à la baisse lors des négociations entre les États membres, si bien que la substance du texte s’en est trouvée partiellement vidée.
Des débats houleux sur l’instauration même de la taxe et des mesures unilatérales prévues.
Les longs dialogues et négociations relatifs à l’instauration de cette taxe sont en partie le fruit d’une procédure complexifiée en matière fiscale. Ce sont donc les ministres de l’économie des différents États membres qui se réunissent et se concertent afin de trouver un accord à l’unanimité. Cependant chaque État membre voit midi à sa porte et cela a entrainé une grande série de désaccords notamment entre la France et l’Allemagne, leader des négociations. La France reproche à l’Allemagne un manque de soutien concernant la mise en place rapide de cette taxe. Cette absence de soutien se manifeste notamment par la prudence allemande par crainte de représailles économiques états-uniennes, notamment sur le marché automobile, en pénalisant leurs exportations. L’Allemagne a dans ce sens été ralliée par le Danemark via son ministre des finances assurant que : « cette taxe étant calibrée pour toucher les entreprises américaines, bien sûr, il y aura une réaction des États-Unis ». De ces craintes sont nées des concessions. La plus grosse étant qu’il ne s’agirait plus que de taxer un seul service sur les trois envisagés par l’article 3, à savoir celui concernant les revenus publicitaires. Cela devrait réduire les recettes fiscales de 5 milliards d’euros à 1,3 milliard d’euros. Cependant il existe la possibilité pour les États membres de prévoir une transposition plus sévère. Mais dans ce cas on peut questionner l’utilité du texte dont l’essence même est d’éviter la prise de mesures unilatérales par les États membres. Le 6 novembre 2018, la première concession consistait à instaurer une condition suspensive d’échec des négociations internationales d’un accord pour l’entrée en vigueur de la taxe.
La Finlande, la Suède et le Danemark considère que la taxe s’éloignerait des principes fondamentaux de l’impôt puisqu’elle s’applique au chiffre d’affaire sans rechercher si l’entité réalise ou non un bénéfice. Cependant en raison du nombre de « data centers » installés dans ces pays, les craintes allemandes de représailles américaines sont également partagées par ces États.
De plus, des États membres comme l’Irlande, le Luxembourg ou Malte, proposant une fiscalité des sociétés très avantageuses, n’ont pas intérêt à voir une telle taxe entrer en vigueur. Ces derniers hébergent les sièges sociaux de grosses entreprises comme Facebook en Irlande, ce qui leur permet de bénéficier de situations intéressantes de contrôle notamment en matière de protection des données personnelles.
Enfin la pression provient également des dirigeants de ces grandes entreprises du numérique qui voit cette taxe d’un mauvais œil. Seize dirigeants de ces entreprises ont cosigné une lettre demandant au conseil des ministres de ne pas signer d’accord tant les conséquences pour l’économie seraient dommageables. Le PDG d’Amazon a considéré que cette taxe pénaliserait les PME notamment en France puisque taxer trop fortement les grosses « marketplaces » voulant s’implanter dans le pays reviendrait à stopper le développement des petites entreprises voulant passer par ces plateformes pour grandir.
Au regard des réticences et de la difficulté à trouver un compromis, le texte a donc été renvoyé à un groupe de travail en vue d’une potentielle adoption en mars 2019. Cela n’empêche pas certains États membres de chercher des solutions unilatérales afin d’instaurer un équivalent de cette taxe en droit national. La France dans un souci de montrer l’exemple, avait par exemple prévu de mettre en place une taxe dès janvier 2019 calquée sur la TSN. L’Italie a voté depuis 2017 une taxe plafonnée à 3% épargnant les PME et les start-ups avec une entrée en vigueur au 1er janvier 2019. L’Espagne avec sa taxe « Google » reprend également les termes de la directive. Le Royaume-Uni a quant à lui adopté une taxe à hauteur de 2% à l’horizon 2020. Enfin l’Autriche semblerait se mettre dans le sillage de la France comme l’a annoncé le chancelier Sebastian Kurz pour commencer à imposer les GAFA dès 2020.
Cependant, la difficulté à mettre en place une imposition sur les activités numériques est planétaire, à l’image du Canada qui peine à dévoiler son projet de taxation des GAFA alors que des contestations sur le manque de rapidité et de transparence du gouvernement fédéral sont émises.
SOURCES :
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COMMUNICATION FROM THE COMMISSION TO THE EUROPEAN PARLIAMENT AND THE COUNCIL, « Time to establish a modern, fair and efficient taxation standard for the digital economy », Brussels, 21.3.2018 COM (2018) 146 final, www.ec.europa.eu
RECOMMANDATION DE LA COMMISSION « relative à l’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative », Bruxelles, le 21.3.2018 C(2018) 1650 final, www.ec.europa.eu
DIRECTIVE DU CONSEIL « établissant les règles d’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative », Bruxelles, le 21.3.2018 COM(2018) 147 final 2018/0072 (CNS), www.ec.europa.eu
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