IA : UNE ENCEINTE CONNECTEE TEMOIN D’UN MEURTRE ?

Si le passé nous contraignait à des méthodes d’investigations archaïques, les innovations successives ont permis aux services de police de perfectionner leurs outils de travail et chercher des solutions là où personne n’y pense. Néanmoins, les nouvelles options à disposition sont sujettes à de grands débats démocratiques quant à la légitimité de leur utilisation. 

Le 29 janvier 2017 à Farmington, dans le New Hampshire, Christine Sullivan et Jenna Pellegrina sont retrouvées mortes sous une bâche, au fond du jardin de l’une d’entre elles, les corps criblés respectivement de huit et quarante-trois coups de couteaux. Les enquêteurs orientent leurs recherches vers le propriétaire de la maison et scène du crime, Timothy Verill, en raison de ses liens étroits avec les victimes et sa connaissance des codes de sécurité. Des caméras de surveillance ayant déjà filmées le suspect accompagné de ses victimes peu avant leur mort, tous les regards se dirigent vers lui malgré l’innocence qu’il plaide. 

Si l’affaire ne semble pas singulière aux premiers abords, la demande du juge en charge de l’affaire est quant à elle inédite : la présence d’une enceinte intelligente Amazon sur les lieux du crime pourrait permettre à la Cour de trancher sur l’innocence ou non du propriétaire, voire même de reconnaître la voix du meurtrier. 

Le juge du New Hampshire a donc ordonné à ses enquêteurs d’analyser l’objet en question afin d’en extraire des données résolutoires. Amazon a affirmé qu’il ne répondrait favorablement à une demande du juge de fournir tous les enregistrements vocaux réalisés par l’objet « sans une requête juridiquement valide adressée en bonne et due forme ».

Question du respect de la loyauté de la preuve 

Ce cas de figure paraît novateur dans le secteur, mais il est en réalité loin d’être le premier en la matière. En effet, l’utilisation d’une enceinte intelligente a déjà été requise dans une affaire précédente par un juge de l’Arkansas, dans le cadre d’une affaire criminelle. La même enceinte Echo d’Amazon aurait été appelée comme témoin en 2015 afin d’éclairer le mystère autour de la mort de Victor Collins, retrouvé noyé dans sa baignoire. 

Antérieurement, Apple a déjà été amené à mener un bras de fer avec le FBI sur la livraison des codes de chiffrement de l’iPhone d’un assaillant de la tuerie de San Bernardino. Le gouvernement étasunien aurait demandé la création d’une « backdoor », procédé mettant fin au chiffrement automatique des données au bout de dix tentatives infructueuses de déverrouillage afin de permettre aux agents fédéraux d’essayer un maximum de combinaisons. La firme à la pomme a protesté et refusé de délivrer l’entièreté des données contenues dans l’appareil, dès lors que la demande risque d’affaiblir la sécurité des appareils de tous ses clients, et expose leurs données personnelles à une série de dangers.

Si Apple se livre à une guerre sans merci contre les requêtes de ces dernières années, d’autres géants du Web se sont joints à son camp. En effet, nombreux sont ceux qui clament la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée qui, manifestement, ne seront pas respectés dans l’hypothèse d’une suppression de chiffrement des données. 

Jan Koum, créateur de Whatsapp, assume ouvertement son appartenance à ce courant d’idées. Il soutient notamment des initiatives de renforcement de sécurité numérique, comme FreeBSD, un système d’exploitation dédiée aux plateformes modernes afin de proposer une sécurité poussée et de meilleures performances réseau.

Conformément à la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de Cassation, la preuve rapportée est libre mais doit être recherchée de façon loyale. Qu’en est-il de la loyauté de la preuve extraite des enregistrements d’une enceinte intelligente, dont le micro est constamment allumé, et qui n’est pas signalée par sa présence aux personnes entrantes dans la pièce qu’elle écoute ? 

Il en va ainsi de la question du droit au respect de la vie privée, qui est clairement mis à terre face à la recherche de la vérité dans une enquête pour homicide si les intérêts sont comparés.

Vers une justice 2.0 ?

Si la réquisition d’appareils enregistrant en permanence comme une enceinte intelligente se démocratisait, pourrait-ce devenir une porte ouverte à tous les abus inimaginables ? 

Il est certain que la résolution d’un meurtre est un argument largement fondé pour en demander les données transitantes sur la scène du crime. Néanmoins, un nouveau débat s’ouvre et interroge quant à l’évolution des pratiques judiciaires aux États-Unis et dans le monde occidental vers les nouvelles technologies. La technologie pourrait-elle avoir raison de nous, et se dresser en porte-parole de la vérité ? 

A la Black Mirror, le monde de la justice pourrait un jour faire l’impasse sur diverses libertés fondamentales et bifurquer vers le mode de preuve neutre et technologique, en le privilégiant pour son impartialité et son « innocence ». 

Cependant, des questions de piratage des données se chevauchent et entendent brouiller son arrivée au devant de la scène : comment vérifier la validité et l’originalité des données ? 

Le sujet demeure en suspens pour le moment, et suscitera un long débat afin d’y trouver une solution conciliatrice.

 

 

SOURCES : 

THIERRY (J.-B.), « Synthèse 60 – Juridictions correctionnelles », Lexis Nexis, Jurisclasseur Procédure pénale, publié le 17 décembre 2018, consulté le 9 décembre 2018. 

TUAL (M.), « Une enceinte connectée a-t-elle été « témoin » d’un meurtre aux Etats-Unis? », lemonde.fr, publié le 19 novembre 2018, consulté le 9 janvier 2019. 

« Une enceinte intelligente appelée comme témoin dans une affaire de double meurtre », LCI.fr, publié le 16 novembre 2018, consulté le 2 décembre 2018 ; https://www.lci.fr/high-tech/une-enceinte-intelligente-appelee-comme-temoin-dans-une-affaire-de-double-meurtre-aux-etats-unis-2104669.html 

GRUMIAUX (M.), « Amazon sommé de transmettre des enregistrements d’un Echo suite à un double meurtre », clubic.com, publié le 13 novembre 2018, consulté le 2 décembre 2018 ; https://www.clubic.com/alexa/actualite-847285-amazon-somme-transmettre-justice-enregistrement-echo-double-meurtre.html

UNTERSINGER (M.), « Sécurité, vie privée : peut-on faire confiance aux enceintes connectées ? », lemonde.fr, publié le 19 juin 2018, consulté le 9 janvier 2019 ; https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/06/19/securite-vie-privee-peut-on-faire-confiance-aux-enceintes-connectees_5317458_4408996.html 

« Etats-Unis : Une enceinte Echo d’Amazon pourrait aider à résoudre un double meurtre », 20minutes.fr, publié le 14 novembre 2018, consulté le 2 décembre 2018 ; https://www.20minutes.fr/monde/2371923-20181114-etats-unis-enceinte-echo-amazon-pourrait-aider-resoudre-double-meurtre

GRALLET (G.), « La Silicon Valley secouée par le duel Apple-FBI », Le Point, publié le 24 mars 2016, consulté le 9 décembre 2018 ; https://www.lepoint.fr/high-tech-internet/la-silicon-valley-secouee-par-le-duel-apple-fbi-24-03-2016-2027575_47.php

« Alexa, l’assistant vocal d’Amazon, témoin d’un meurtre ? », lepoint.fr, publié le 29 décembre 2016, consulté le 9 décembre 2018 ; https://www.lepoint.fr/high-tech-internet/alexa-l-assistant-vocal-d-amazon-temoin-d-un-meurtre-29-12-2016-2093471_47.php