Le 9 juillet 2019, l’Assemblée Nationale adoptait en première lecture à la majorité des voix (434 voix « pour », 33 « contre » et 69 abstentions) la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, introduite en mars 2019 par la députée LREM de Paris, Madame Laëtitia AVIA. Il s’agissait alors de la première initiative législative française consacrée spécifiquement à la lutte contre la cyber-haine.
Dans ce cadre, il convient de rappeler que le 28 septembre 2017, la Commission européenne publiait un document « Pour une responsabilité accrue des plateformes en ligne », faisant état de la lutte contre le contenu illicite en ligne. Ce texte avait pour objet de « faciliter et accélérer la mise en œuvre de bonnes pratiques pour interdire, détecter, supprimer et bloquer l’accès au contenu illicite » et « garantir le retrait effectif de celui-ci, une transparence accrue et la protection des droits fondamentaux en ligne », puisque « les plateformes en ligne sont des vecteurs importants d’innovation et de croissance dans l’économie numérique ».
En effet, il n’existait jusqu’ici aucune approche harmonisée concernant la suppression du contenu illicite au sein de l’Union Européenne. C’est donc dans cette lignée que la Commission avait exprimé son souhait que la directive puisse contribuer au « développement du marché unique numérique et réduire le coût de mise en conformité ».
Trois domaines étaient alors touchés par la proposition de loi :
- La détection et le signalement des contenus illicites ;
- La suppression des contenus illicites ;
- La prévention de la réapparition du contenu illégal.
Si le projet promettait un meilleur avenir pour la lutte contre la diffusion de contenus illicites, un rebondissement a eu lieu le 11 décembre dernier.
En effet, durant la semaine du 9 décembre, la Commission des lois du Sénat avait pour mission d’examiner ledit projet de loi sur la « Lutte contre la haine sur Internet ». Dans ce cadre, le mercredi 11 décembre, la Commission a rejeté l’une des dispositions les plus importantes du texte : c’est la disposition relative à l’obligation pour les grandes plateformes en ligne de supprimer les contenus appelant à la haine dans un délai maximum de 24h qui a suscité la désapprobation des sénateurs.
De manière plus spécifique, le projet de loi avait pour ambition de contraindre les réseaux sociaux principaux comme Facebook, Instagram, YouTube ou Twitter en leur attribuant la lourde responsabilité de supprimer immédiatement tout contenu pouvant attiser la haine, en imposant un délai de 24h.
La Commission a relevé qu’il s’agissait en effet d’une disposition « louable », mais que la « rédaction proposée » par le projet de loi Avia « reste encore juridiquement très inaboutie à ce stade ». Dans cette lignée, un amendement du rapporteur (le sénateur Christophe-André Frassa) a été adopté, ce qui supprime d’office du texte la référence expresse à ce délai.
Il convient alors de se demander pourquoi ce choix ? Un avis sévère de la Commission européenne de fin novembre relevait qu’un délai de 24h était insuffisant, et faisait peser « une charge disproportionnée sur les plateformes », risquant d’entraîner trop de censures préventives de messages de la part des géants énoncés ci-dessus.
Il s’agit de préciser que la disposition relative au délai de 24h de suppression d’une publication haineuse avait déjà fait l’objet d’une opposition des grands réseaux sociaux, dont particulièrement Facebook. En effet, le premier réseau social au monde estime à ce jour que le problème des contenus haineux est davantage une affaire de viralité que de durée d’exposition. « Ce n’est pas la durée durant laquelle un message reste en ligne qui pose problème, c’est le nombre de personnes qui le voient », énonçait le responsable des affaires publiques de Facebook Nick Clegg.
Néanmoins, le récent rejet de la commission aura eu le mérite de faire une heureuse : la Quadrature Net, association de défense des libertés. Celle-ci demeurait en effet très opposée à ce projet de loi. Elle en a profité pour saluer également la suppression, par la commission des lois du Sénat, d’une « obligation parfaitement absurde (…) imposant aux plateformes de censurer toute réapparition d’un contenu déjà censuré. Cela aurait impliqué une surveillance constante de l’ensemble des messages qu’elles diffusent, en violation frontale du droit européen ». Toutefois, les inquiétudes de l’association sont à présent portées sur de nouvelles dispositions ajoutées par la commission des lois, permettant notamment au CSA de définir les plateformes concernées par le texte d’une manière « arbitraire », selon La Quadrature du Net.
Au final seuls quelques amendements ont trouvé grâce aux yeux du Sénat et ont pu être adoptés :
- un amendement, visant seulement à inscrire dans la loi la durée de 24h fixée comme « objectif » aux plates-formes pour le retrait de contenus manifestement illicites ;
- un amendement de Claude Malhuret (Indépendants) visant à rendre obligatoire, « pour les besoins de la justice », la conservation par les hébergeurs des contenus rendus inaccessibles.
Dans cette lignée, le Sénat a également approuvé le renforcement de la régulation des plates-formes, sous la supervision du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Le texte a néanmoins fait l’objet de précisions, en prévoyant ainsi une série de nouvelles contraintes : la transparence sur les moyens mis en œuvre et les résultats obtenus, la coopération renforcée, notamment avec la justice…
Les sénateurs ont précisé vouloir compléter le texte afin de « lutter plus efficacement contre la viralité des contenus haineux » et « encourager l’interopérabilité » entre les plates-formes, pour permettre aux victimes « de se réfugier » sur un autre réseau social, lorsqu’elles font l’objet d’attaques haineuses, mais en gardant leurs données personnelles.
A ce jour encore, députés et sénateurs tentent toujours de se mettre d’accord sur un texte commun, et l’on assiste à un bras de fer coriace, dans un contexte d’intense lobbying des Gafa.
En effet, un accord était prévu pour ce mercredi (8 janvier) par la commission mixte paritaire (CMP), qui était censée mettre les deux chambres d’accord. Durant cette réunion, la députée LREM Laëtitia Avia n’a guère réussi à réintroduire le dispositif numéro un, qui avait été exclu par les sénateurs lors de leur première lecture, comme énoncé ci-dessus.
Laëtitia Avia, qui avait pourtant retravaillé son texte pour prendre en compte certains points soulevés par les sénateurs, n’a pas caché son désespoir quant au refus de l’application de cette mesure. Quelques associations comme la Licra et SOS Homophobie se sont jointes à sa voix pour souligner que faire du non-retrait un délit pénal demeure pour eux le seul moyen pour forcer les plates-formes telles que Facebook ou Twitter à faire le tri. Les sénateurs demeurent en opposition avec cet argument et estiment que cette obligation va conduire à une sur-modération, avec des risques pour la liberté d’expression.
« Quoi qu’il arrive, ce texte sera voté, assure Laëtitia Avia. Le problème, c’est qu’on perd du temps sur un sujet urgent ». Et en effet, l’initiatrice de la Loi Avia vise juste, puisque dès le 17 février, le sujet de la réforme de retraites fera son entrée à l’Assemblée.
Sources :
Texte officiel de lutte contre la haine sur Internet : http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/lutte_contre_haine_internet
https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/12/16/haine-en-ligne-la-loi-avia-face-a-ses-critiques_6023041_3234.html, Alexandre Piquard
https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/12/18/lutte-contre-la-haine-en-ligne-le-senat-vote-le-texte-ampute-de-sa-mesure-phare_6023236_4408996.html, Le Monde avec AFP
https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/guerre-de-tranchees-au-parlement-autour-de-la-loi-avia-1161553, Raphaël Balenieri, Les Echos