L’adage « Si c’est gratuit, c’est vous le produit » associé à toute la panoplie de réseaux sociaux et d’applications dont nous profitons, si ancré aujourd’hui qu’il résonne comme une locution millénaire, a suscité chez certains un vent de révolte. Face au business florissant des GAFAM fondé sur l’exploitation de nos données personnelles, de nouveaux acteurs sont apparus dans le microcosme des applications mobiles, offrant une nouvelle forme de rémunération aux utilisateurs par la vente de leurs données personnelles. C’est notamment le cas de l’application Tadata destinée aux 15-25 ans, récemment contrôlée par la CNIL.
Tadaquoi ?
Tadata est une application française créée en 2018 par Alexandre Vanadia et Laurent Pomies, deux spécialistes de la communication, se vantant de vouloir « redonner le pouvoir aux jeunes sur leurs données » et rééquilibrer la relation entre les jeunes et les annonceurs. Concrètement, l’application propose à ses utilisateurs âgés de 15 à 25 ans de tirer profit de l’exploitation de leurs données personnelles, dans la lignée de WeWard et Vazee. Contrairement à ses homologues, Tadata peut se targuer d’une forme d’honnêteté, puisque l’application affiche clairement collecter les données personnelles de ses utilisateurs. WeWard, « L’app qui convertit vos pas en euros », adoucit le propos sous couvert d’encourager ses utilisateurs à faire de l’exercice, bien qu’ils soient en réalité rémunérés grâce à leurs données de géolocalisation.
Tadata propose donc à ses utilisateurs de remplir des formulaires sur leurs habitudes de consommation qui vont ensuite être revendus à des « annonceurs vertueux » (en majeure partie des établissements d’enseignement supérieur privés). Les utilisateurs obtiennent par la suite une rémunération mensuelle. Contrairement à ce que pourrait laisser espérer les « 3 à 5 euros » par exploitation des données annoncés par la page d’accueil de Tadata, cette rémunération est assez maigre, et représente environ 15 euros par mois. Grâce à cette collecte de données volontaire, les utilisateurs reçoivent également des publicités sur des sujets ciblés.
Les mots d’ordre affichés par Tadata sont l’équité, la transparence et la sécurité. L’application semble être construite autour d’une idée de réappropriation des données personnelles, de prise de contrôle sur l’exploitation de celles-ci.
Une application RGPD friendly ?
Depuis le mois dernier, les fondateurs de Tadata allèguent avoir été « validés par la CNIL ». Face à cette affirmation pouvant porter à confusion, il est nécessaire de rappeler que depuis le RGPD, l’autorisation préalable de la CNIL à un traitement de données à caractère personnel n’est plus nécessaire. Tadata n’a donc pas été validée ab initio par l’autorité administrative. La CNIL a en effet procédé à un contrôle de l’application dans le cadre d’une plainte déposée par Internet Society France, pointant notamment des défauts au niveau du consentement.
Suite à ce contrôle, comme le rappelle Valérie Peugeot (membre du collège des commissaires de la CNIL) au micro de France Culture, la CNIL n’a pas « autorisé » Tadata, ni même prononcé sa conformité juridique. Au moment de ce contrôle, l’application n’avait pas commencé à partager les données avec ses clients, et ne risquait donc pas vraiment se trouver en illégalité. La CNIL a donc pour le moment suspendu le contrôle, mais reste en discussion avec Tadata s’agissant de la conformité du service, notamment sur la validité du consentement recueilli auprès des utilisateurs et les modalités d’exercice des droits de ceux-ci.
La compatibilité du concept de monétisation des données avec le RGPD est d’ailleurs actuellement l’objet d’un débat au sein du Comité européen de la protection des données. En effet, la marchandisation des données personnelles est un enjeu contemporain majeur, objet d’un tumultueux débat entre ultra-libéralistes et fervents défenseurs de l’inaliénabilité des données personnelles.
Prostitution 2.0 ou empowerment ?
L’émergence d’applications telles que Tadata soulève plusieurs problématiques. En effet, le débat autour de la monétisation des données personnelles s’articule autour des modalités de cette patrimonialisation et de ses enjeux éthiques. Les points de vue les plus extrêmes s’affrontent sur ce terrain, à l’image du pro-monétisation Gaspard Koening (président du think thank Génération Libre), ou de la tribune cinglante contre Tadata signée par Olivier Ertzscheid.
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Les difficiles contours de la patrimonialisation des données personnelles
Nos données personnelles étant au coeur de l’économie des grands acteurs du numérique, qui nous les soustraient de manière toujours plus floue et alambiquée, elles ont de facto une valeur monnayable. Face à ce constat, et afin de contrer cette main mise des GAFAM sur nos données, dont nous ne retirons finalement que le droit d’accéder à leurs services, l’idée d’une patrimonialisation des données personnelles a émergé.
Certains se montrent totalement hermétiques à l’idée d’une patrimonialisation des données personnelles, considérant que celles-ci font partie intégrante de l’individu et qu’elles sont des objets hors-commerce, à l’image du corps humain. L’idée d’une monétisation des données personnelles est assimilée ici à une prostitution d’un nouveau genre, à la vente d’une extension de soi.
D’autres, comme le think thank Génération Libre, défendent un droit de propriété total sur les données personnelles, qui inclut donc les prérogatives connues au droit de propriété classique, à savoir le droit d’en user, d’un abuser, et d’en tirer profit. Cette philosophie justifie l’émergence de business models semblables à celui de Tadata, qui s’appuient la rentabilité des données, mais aussi sur un principe de réappropriation. Quoi qu’il en soit, cette monétisation supposerait tout d’abord que la valeur des données personnelles soit précisément quantifiable, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui, tant leur valeur dépend de facteurs variables et de leur association.
Se pose alors la question de la pertinence du mécanisme de propriété appliqué aux données personnelles. En effet, s’il est possible de considérer que la création d’un droit de propriété sur les données viendrait fortement fragiliser les dispositifs protecteurs mis en place par le RGPD, il ne faudrait pas en revanche refuser l’octroi de ce droit au prétexte que les individus ne sont pas à même de protéger leurs données. Il paraîtrait alors plus opportun d’observer d’autres alternatives.
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Les problèmes éthiques soulevés par Tadata
Outre ces discussions sur la propriété des données, qui dépassent quelque peu le propos, l’application Tadata pose de véritables problèmes éthiques. En effet, cette application vise essentiellement un public assez jeune, l’âge de 15 ans correspondant à la majorité numérique fixée en France. En témoigne la communication choisie par Tadata sur son site internet, avec l’emploi du tutoiement et de slogans incitatifs (« Mes données c’est pas donné ! », « Pas de Data pour nada ! », « Internet nous vole ! Résistons »). Le site se contente de mentionner de manière quasi-caricaturale la collecte de données effectuée par les géants du numérique, sans véritablement sensibiliser sur la nature de cette collecte et les mécanismes de protection existants.
Le choix de cibler spécifiquement de jeunes utilisateurs, associé à la faible rémunération offerte par l’application, apparaît dangereux car le service va être sollicité par des personnes en situation de précarité qui ne se soucieront pas nécessairement des enjeux sous-jacents à ce genre de pratiques. Poussé à son paroxysme, cela projèterait presque une vision dystopique où les plus pauvres seraient obligés de vendre leurs données personnelles, tandis que la protection serait l’apanage des plus riches. Le risque est donc que les utilisateurs privilégient le maigre profit promis par l’application, laissant de côté l’intégrité de leurs données.
Sans parler de véritable prostitution 2.0, la pratique étant loin de celle que l’on retrouve sur OnlyFans, le danger est aussi de voir apparaître de nouvelles professions visant des individus en situation de précarité qui n’ont pas nécessairement d’autres alternatives. En effet, si le numérique est une source d’opportunités et d’innovations, il permet aussi l’apparition de nouveaux emplois fragiles, à l’image de la situation des travailleurs des plateformes de livraison.
Sources
- PROTAIS (M.), “Être payé pour ses données : un nouveau petit boulot du web controversé“, L’ADN Tendances, 30 octobre 2020
- “La CNIL met fin au contrôle visant Tadata “pour le moment“”, NextInpact, 8 octobre 2020
- “Monétisation des données : La data aux oeufs d’or“, France Culture, 04 novembre 2020
- ERTZSCHEID (O.), “Tadata ou la prostitution comme business model“, 8 octobre 2020
- BENJELLOUNE (H.), “Protégez vos données, demain vous paierez avec !”, L’ADN Tendances, 3 juin 2019
- MARTIAL-BRAZ (N.), “La patrimonialisation de la donnée : La patrimonialisation par le Droit“, Lexradio, 16 janvier 2020