Internet a eu un essor très rapide, des libertés légales et objectives lui ont été octroyées dès le premier jour, avec le principe de neutralité du net, afin de faire en sorte que les utilisateurs puissent avoir accès aux informations et sites qu’ils demandent sans acceptation préalable des fournisseurs d’accès à internet. En France, ces libertés se sont prolongées avec différentes lois qui ont encore pu élargir les contours de cette liberté en lui insufflant des restrictions, mais le principe inhérent à internet reste le même : la liberté de communication et de diffusion des informations.
Dans un sens primaire, il est possible de qualifier « liberté » comme « dérégulation », car la régulation se veut étroite et dans tous les champs possibles d’un sujet ou d’un objet de droit. Cette dérégulation peut poser des problèmes, notamment du fait des informations qui sont postées en ligne. Des théories du complot peuvent apparaitre et ne pas être condamnables en droit français ou droit européen, celles-ci se développant très rapidement avec les réseaux sociaux de par leur caractère choquant. Dans cette industrie du clic où chaque propos peut être partagé très rapidement, les théories du complot se placent en virtuoses de la communication.
Les théories du complot, représentantes de l’ouverture du pouvoir informationnel
Si internet est guidé par le principe de liberté, ce principe peut se retourner contre lui-même avec des dérives proprement humaines. Le principe même de la communication de l’information est la responsabilité, les éditeurs de presse en ont toujours eu conscience avec les restrictions qui leur ont été au fil du temps appliquées. La progressive ouverture de ce pouvoir avec internet s’est faite très rapidement et a empêché les utilisateurs de prendre conscience de leur responsabilité dans leurs paroles, comme dans leurs actes dans la vie réelle.
Gérald Bronner, sociologue de la croyance et des opinions a pu affirmer qu’initialement les détenteurs du monopole de l’information constituaient un cadre fermé, les théories du complot ne rentraient pas simplement dans l’espace public et restaient uniquement dans des petits groupes marginaux.
D’autant plus que la propagation de ces théories est très rapide – du fait de leur caractère choquant ou horrifiant – et mondiale. On compte aujourd’hui 16% d’américains pensant que la terre est plate ainsi que 7% de brésiliens. La France n’est pas en reste, 22% des français pensent « qu’il existe un complot sioniste mondial », à noter que les jeunes, les moins diplômés et les catégories sociales les plus défavorisées sont les plus perméables aux théories du complot.
Les théories conspirationnistes de Qanon aux États-Unis sont un parfait exemple de ce problème social et international.
Depuis le 28 octobre 2017, un utilisateur du forum en ligne 4chan.org a commencé à poster des centaines de messages sous le pseudonyme de Q. Ces publications représentaient des images associées à des discours supposément officiels de personnalités politiques connues, le plus souvent en leur offrant un sens énigmatique au vu des contextes que ce dernier associait à ces citations. Ce personnage, inconnu et controversé, a pris de plus en plus d’ampleur sur le web américain, les utilisateurs commençant à le dénommer « Qanon » : de la contraction de Q, pour son nom initial, et « anon », le nom que se donnent les usagers de 4chan, soit « anonyme ».
Pour résumer, Qanon développait au fil des années des théories du complot concernant un « Deep Estate » cherchant à manipuler les foules sans se faire voir directement, en se tapissant dans l’ombre. Ces théories ont particulièrement pris de l’ampleur lorsqu’elles ont pris en compte le président Donald Trump comme initiateur du changement, celui qui lutterait contre ce Deep Estate.
Avec l’essor rapide de ces théories, des politiques américains ont affirmé être d’accord avec les constatations de Qanon, les utilisateurs d’internet aussi.
De simples paroles sur internet à un passage dans la vie réelle
Ces théories peuvent créer un profond ressentiment et couper les populations, des formes de communautarismes de convictions se créent et divisent la population. Provenant initialement de l’idée de regroupement du monde et des personnes, internet a l’effet pervers d’inverser la tendance. Pendant des siècles les humains vivaient dans des villages et villes, côtoyaient les mêmes personnes, confrontaient leur point de vue en face à face, internet a permis cet éloignement social mais ce rapprochement d’idées entre les humains. Internet influence les personnes avec des points de vue de plus en plus extrêmes cassant la perméabilité des idées et leur souplesse. Le plus grave étant lorsque ces idées peuvent se répercuter dans le monde réel, c’est ce qui est notamment arrivé avec celles de Qanon.
Le 6 janvier 2021 eut lieu l’assaut du Capitole aux États-Unis, des partisans de Donald Trump mécontents des résultats des élections américains ont manifesté afin de montrer leur désaccord avec cette « élection qui lui a été volée ». De nombreux partisans oui, mais étaient aussi présents à cette pièce d’autres acteurs : des adeptes de Qanon.
Lors de cette grande manifestation, Jacob Chansley était le plus visible représentant de Qanon. Armé de son chapeau de trappeur et de ses cornes de viking, celui-ci était présent avant toute chose pour contester les élections et tenter de les arrêter. Celui-ci avait notamment posé un message sans équivoque sur le bureau de Mike Pence : « Ce n’est qu’une question de temps. La justice arrive ! ».
Mais après la libération virtuelle arrive la sanction de la réalité. Jacob Chansley a été arrêté et condamné le mercredi 17 novembre 2021 à 41 mois de prison pour « entrave à la certification des résultats de la présidentielle par le Congrès ». Le marteau de la justice, ne pouvant s’en prendre aux opinions postées en ligne, a finalement frappé en s’attaquant aux répercussions réelles de celles-ci.
Une condamnation symptomatique d’un problème social
Les systèmes démocratiques se basant sur la responsabilité de l’individu et sur le principe de l’a posteriori (notamment le fait de supprimer l’information après notification, et donc communication), celui-ci ouvre de grandes libertés dans les communications au public en ligne. Un des grands enjeux de notre siècle sera l’éducation numérique, il faudra que le public et les utilisateurs comprennent leur rôle dans cet internet, un espace que l’on ne peut pas qualifier de « tiers-lieu ». Les avancées technologiques sont encore récentes, les personnes peuvent ne pas encore comprendre l’importance de leurs paroles, et les actes qui en sont les conséquences, le droit des communications au public en lignes n’en est encore qu’à ses balbutiements.
Comme tout évènement juridique, il faut une compréhension du public sur ces enjeux, force est de constater que cette affaire n’est pas la dernière de ce type, elle en est certainement la première à être aussi médiatisée. La judiciarisation de ces débats permet de poser un premier pied dans ce marasme social, celle-ci permettra au public de s’interroger sur son propre comportement pour bâtir une société numérique plus saine.
Reste à savoir comment gérer ce problème inhérent aux démocraties, il faudra à l’avenir réussir à créer un équilibre entre la liberté d’expression et les limites admissibles au nom de la protection des valeurs démocratiques. Pour le moment dans le monde deux modèles s’affrontent :
– d’une part le modèle occidental démocratique qui privilégie la liberté de communication et d’information en laissant reposer la responsabilité sur l’individu, un modèle basé sur l’a posteriori ;
– d’autre part le modèle Chinois qui préfère réguler irrémédiablement les réseaux sociaux et communications au public en ligne pour avoir une sanité sociale et informationnelle a priori.
L’avenir nous dira si nous réussirons à mettre en place un système restant libre mais régulé de manière plus approfondie, afin d’accéder à un internet sain mais respectant toujours le principe du pluralisme des idées.
Sources :
“Internet est une technique qui change la donne, c’est sûr. D’abord, ces points de vue marginaux existaient avant, mais ils étaient confinés dans des espaces de radicalité et étaient refoulés à l’entrée du marché de l’information, par les professionnels de ce domaine. Ce marché est devenu dérégulé, ce qui permet à tous les points de vue de s’exprimer sur la place publique.”
- “Platistes : rencontre avec ceux qui pensent que la terre est plate”, 1er mars 2020, Francetvinfo.fr
- “Sondage : 21% des français adhèrent à au moins cins théories du complot”, Yann Quercia, Public Sénat
- “Qanon, la mouvance complotiste qui gagne peu à peu la France”, rédaction de LCI, 22 mars 2021
- “Tout comprendre – Qu’est-ce que Qanon, la mouvance complotiste pro-Trump qui s’invite dans la politique américaine”, Hugo Septier, 7 octobre 2020, BFMTV.fr
- “Attaque du Capitole, : Jacob Chansley, le “chaman de Qanon”, condamné à 41 mois de prison”, Philippe Berry, 17 novembre 2021, 20minutes
- “Comment l’UE lutte contre la désinformation en ligne”, Brunessen Bertrand, 22 novembre 2021, Theconversation