C’était l’annonce phare du mois de janvier 2022, et probablement l’un des évènements les plus marquants de l’histoire du jeu vidéo. Le 18 janvier avait lieu le plus gros rachat de l’histoire de l’industrie du gaming, avec plus de 68 milliards de dollars en jeu. À titre de comparaison, Disney avait déboursé « seulement » 4 milliards de dollars pour s’accaparer la saga Star Wars de George Lucas.
Le nouvel arrivant des GAFAM, Microsoft, signe ainsi cet accord historique avec l’éditeur de jeux vidéo Activision Blizzard King, l’un des géants du secteur, détenant notamment les licences de « Call of Duty » ou de « World of Warcraft ». Si de nombreuses interrogations et préoccupations pouvaient se lire sur les réseaux sociaux notamment quant aux enjeux, ainsi que les conséquences d’un tel rachat, c’est finalement la Competition and Markets Authority (CMA) ainsi que la Commission Européenne qui mettront un frein à l’engouement et l’enthousiasme du monde des gamers.
La commission Européenne ouvre une enquête
Le 8 novembre 2022, Bruxelles a annoncé ouvrir une enquête approfondie sur l’acquisition proposée par la firme de Redmond de l’éditeur de jeux vidéo américain Activision Blizzard.
La Commission se rallie ainsi à l’avis de la CMA, l’Autorité anglaise de la concurrence, dont le projet de rachat se trouve actuellement en phase 2 du processus, selon la procédure britannique, pour une analyse approfondie de l’affaire. L’organisation estime que cette fusion pourrait entrainer une diminution substantielle de la concurrence.
Par ailleurs, c’est à ce moment du processus que l’organisme antitrust pourra éventuellement imposer des conditions, comme tenter d’obliger la sortie du jeu « Call of Duty » sur d’autres consoles / plateformes pour un certain temps. La CMA rendra sa décision définitive au plus tard, au début du mois de mars 2023.
Du côté européen, la Commission européenne intervient uniquement lorsque les rapprochements proposés ont une dimension européenne.
L’organisme a pour mission d’apprécier les fusions et les acquisitions entre entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse certains seuils (CA mondial cumulé des entreprises concernées qui dépasse les 5 milliards d’euros et le CA réalisé dans l’UE par au moins une entreprise qui dépasse les 250 millions d’euros), et d’empêcher les concentrations qui entraveraient de manière significative l’exercice d’une concurrence effective.
Depuis 1997, elle peut intervenir lorsqu’un projet de concentration risque de fausser la concurrence dans au moins 3 États membres, elle peut ainsi refuser une concentration si les effets de l’opération sont susceptibles d’avoir un effet sur le marché européen.
La procédure est la suivante :
Prise de contact : Les entreprises prennent contact officieusement avec l’Autorité, puis s’en suit une concertation en vue de la réalisation d’un projet satisfaisant. Par la suite, les protagonistes transmettent officiellement une « notification » formalisant la démarche.
Décision : Une fois la notification envoyée, la Commission dispose de 25 jours ouvrés maximum pour autoriser l’opération avec ou sans condition au terme d’un examen rapide, c’est la phase 1. L’autorité décide ensuite, en cas de « doute sérieux » d’opter pour un examen approfondi, c’est la phase 2 (65 jours ouvrés supplémentaires). Elle dispose alors de certains pouvoirs comme celui de demander des renseignements ou d’effectuer des inspections.
C’est dans cette situation aujourd’hui que se trouve le projet de rachat de Microsoft, la Commission jugeant que cette opération à 68,7 milliards de dollars pouvait « sensiblement réduire » la concurrence sur ce marché. L’entreprise dirigée par Satya Nadella aura donc jusqu’au 24 mars 2023 pour convaincre l’Autorité.
On constate que sur le plan européen, l’union entre ces deux géants de leurs secteurs respectifs est scrutée par les instances régulatrices, et peine pour l’instant à convaincre. Si la Commission déclare la concentration anticoncurrentielle, elle sera donc interdite. La décision pourra éventuellement être contestée par les entreprises et annulée par le tribunal de l’Union européenne.
Les problèmes de concurrence recensés par la Commission à titre préliminaire
La Commission a annoncé qu’elle allait « procéder à une enquête approfondie portant sur les effets de l’opération, afin de déterminer si ses craintes initiales sont confirmées ».
En effet, dans un secteur du jeu vidéo en plein essor, l’opération de Microsoft, lui-même distributeur de jeux sur sa console Xbox, le propulserait à la troisième place mondiale de cette industrie, derrière le géant Chinois Tencent (éditeur de Fortnite et Rocket League), et le Japonais Sony, père de la Playstation.
La Commission européenne a expliqué craindre en particulier que Microsoft puisse « verrouiller l’accès aux jeux vidéo d’Activision Blizzard pour consoles et PC » notamment à des jeux emblématiques tels que Call of Duty (dont le dernier opus a réalisé un démarrage record en générant un milliard de dollars de ventes en dix jours, essentiellement grâce aux ventes sur la Playstation).
En clair, l’inquiétude principale est que Microsoft soit tenté de mettre en œuvre « des stratégies d’éviction des distributeurs concurrents de jeux vidéo pour consoles », en faisant en sorte que les jeux du développeur deviennent des exclusivités pour Xbox.
Aussi, la Commission antitrust redoute une diminution de la concurrence sur le marché des systèmes d’exploitation pour PC. Elle estime que les utilisateurs pourraient être dissuadés d’acheter des PC qui ne fonctionnent pas sur le système Windows, le système de Microsoft étant rendu plus attrayant grâce à l’accès aux jeux d’Activision Blizzard.
De ce fait, d’autres perdants dans l’opération peuvent être identifiés, comme les systèmes d’exploitation Linux ou macOS (même si ce dernier n’est pas forcément le plus adapté pour le jeu vidéo).
Par ailleurs, l’exécutif européen, estime que de telles stratégies pourraient entraîner « une hausse des prix, une baisse de la qualité et une réduction de l’innovation, pour les distributeurs de jeux pour consoles, qui peuvent ensuite se répercuter sur les consommateurs ».
Cela pourrait ainsi réduire le jeu de la concurrence sur les marchés de la distribution de jeux vidéo pour consoles et PC, rendant réelles les inquiétudes de la Commission européenne, ainsi que celles de la CMA.
L’objectif de convaincre les marchés pour les acteurs de Microsoft/Activision Blizzard
De nombreux spécialistes s’affairent à faire en sorte que le mariage du mastodonte américain et Activision Blizzard soit possible. L’entreprise des GAFAM craint par ailleurs que le montant proposé pour le rachat ne donne l’impression que cela conduirait nécessairement à une concurrence déloyale. De même, les équipes craignent que Sony influence la décision finale, ce qui explique le changement stratégique de communication par Microsoft.
L’un des porte-parole de la société s’est prononcé à ce sujet : « Nous continuons de travailler avec la Commission européenne sur les prochaines étapes et à répondre aux préoccupations légitimes du marché ». Il ajoute également que : « Sony, en tant que leader du secteur, dit s’inquiéter pour Call of Duty, mais nous avons dit que nous nous engageons à rendre le même jeu disponible le même jour sur Xbox et PlayStation. Nous voulons que les gens aient plus d’accès aux jeux, pas moins ».
Aussi, Satya Nadella, CEO de Microsoft, s’est entretenu avec le média américain CNBC. Selon lui, Microsoft va continuer sa route dans le monde du jeu vidéo, même si le rachat ne se produit pas.
De son côté, le PDG d’Activision Blizzard, Bobby Kotick, a déclaré qu’il était confiant sur l’aboutissement de l’opération d’ici juin 2023. Il a fait remarquer que le groupe avait déjà reçu le feu vert de pays tels que le Brésil.
Cependant, il a réagi au fait que le gendarme de la concurrence du Royaume-Uni avait également annoncé en septembre qu’une enquête approfondie avait été ouverte: « Étant donné qu’un si grand nombre de grandes entreprises mondiales sont désormais en concurrence dans le secteur des jeux, qui représente près de 200 milliards de dollars, il est compréhensible que les autorités de réglementation tentent de mieux comprendre ce secteur ».
L’objectif est ainsi clair : convaincre les autorités antitrust que le projet de rachat n’est pas dangereux pour les sociétés concurrentes sur le territoire européen. A défaut de cette autorisation, Microsoft pourrait tout à fait contester la décision et former un recours dans les deux mois qui suivent cette décision.
Le rachat récemment mis en cause par la Commission Fédérale du Commerce
Les mauvaises nouvelles ne cessent de s’abattre sur Microsoft et son projet. En effet, l’autorité de régulation américaine, la Federal Trade Commission (FTC en anglais) est susceptible de déposer une plainte antitrust pour bloquer le rachat.
Le personnel de la FTC, qui diligente une enquête sur le sujet, semble sceptique quant aux arguments des deux entreprises, et serait prête à engager une action en justice pour empêcher l’acquisition. Les préoccupations sont sensiblement les mêmes que celles de l’autorité européenne et britannique, à savoir si l’opération ne placerait pas Microsoft dans une situation de monopole sur le marché du jeu vidéo.
Dans une déclaration à l’autorité britannique de la concurrence et des marchés, Sony affirme que l’accord, non seulement nuira à sa capacité à concurrencer sur le marché, mais cela laissera aussi moins de possibilités aux consommateurs quant aux choix de la console.
La crainte légitime d’une utilisation commerciale des données personnelles
Au-delà d’un risque de pratiques anticoncurrentielles, l’on peut constater que les GAFAM sont régulièrement accusés d’enfreindre les règles de protection des données personnelles. Les jeux vidéo sont extrêmement « datavores » et les profils des joueurs (identifiant, courriel, pays, langue, date de naissance…) constituent des données à caractère sensible, et sont susceptibles d’utilisation par Microsoft. Encore une fois, en ce qu’il s’agit de l’Union européenne, Microsoft devra se conformer au RGPD si le rachat est autorisé.