par Kenza IKAOUI, étudiante du Master 2 Droit des médias électroniques
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Dans le cadre d’un partenariat, cet article a également été publié sur le site internet du média Les Surligneurs.
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L’entrée en vigueur du Digital Services Act (DSA) à la fin du mois d’août 2023 était très attendue par les citoyens européens. En effet, le règlement européen vise à renforcer la responsabilité des fournisseurs de services numériques tels que les réseaux sociaux en encadrant leurs activités, notamment en leur imposant des obligations de transparence et de lutte contre la désinformation et la diffusion de contenus haineux.
Le réseau social X (ex-Twitter) d’Elon Musk est la première grande plateforme en ligne à faire les frais de cette nouvelle réglementation européenne : le lundi 18 décembre 2023 marque le début de la procédure formelle d’infraction engagée par la Commission européenne contre le réseau X pour ne pas s’être conformé à temps aux dispositions du règlement.
UNE « PROCÉDURE FORMELLE D’INFRACTION » CONTRE LA PLATEFORME X
Il s’agit d’une procédure précontentieuse prévue par l’article 66 du règlement sur les services numériques (ou DSA pour Digital Services Act), mise en œuvre par la Commission européenne afin de constater des manquements ou des agissements incompatibles d’une entité avec la réglementation européenne en vigueur.
Cette procédure se fonde en l’occurrence sur l’enquête préliminaire menée jusqu’à présent et alimentée notamment des rapports d’analyse des risques et de transparence publiés par X fin 2023, ainsi que de la réponse de X aux demandes formelles d’information de la Commission concernant le retrait des contenus illégaux publiés sur le réseau social en cause. Dans sa réponse, X affirme avoir retiré un nombre important de contenus illégaux liés au conflit israélo-palestinien. Cependant, en raison de la nouvelle politique en matière de modération sur le réseau, un grand nombre de contenus illégaux continuent d’être partagés.
QUE REPROCHE LA COMMISSION EUROPÉENNE À X ?
Depuis son acquisition par le célèbre homme d’affaires Elon Musk, le réseau social est surveillé de près par l’exécutif européen à Bruxelles. Ainsi, selon la Commission européenne, le programme de mise en conformité au DSA n’est pas suffisant et laisse inappliquées huit dispositions de la loi européenne.
Elon Musk a une vision très souple de la liberté d’expression, qui est en contradiction avec le DSA, un texte législatif européen qui doit permettre de lutter contre les discours haineux et la désinformation sur les réseaux sociaux. La Commission reproche ainsi à X un manque de réactivité quant à la suppression de contenus illégaux publiés, ainsi que l’absence de réaction face à la désinformation partagée sur le réseau.
De fait, la modération des contenus et des outils de transparence du réseau social X ont été supprimés par Musk, au profit de simples “notes de la communauté”, un outil collaboratif ayant pour but de contextualiser les publications et d’informer davantage les utilisateurs sur les contenus publiés sur la plateforme, et qui s’apparente plus à un forum supplémentaire qu’à une modération.
D’abord, la Commission reproche à X de ne pas retirer les contenus illégaux diffusés sur son réseau. Pour ce faire, la Commission se fonde principalement sur l’évaluation des risques et des mesures d’atténuation adoptées par X pour lutter contre la diffusion de contenus à caractère illicite au sein de l’UE. Des mécanismes de signalement et d’action s’agissant des contenus illicites, ainsi que les moyens mis en place par X en matière de modération de contenu, réduits depuis le rachat par Musk, comme dit précédemment. Ainsi, la Commission soupçonne une violation des articles 16, 34 et 35 du DSA sur les contenus illicites (ndlr : Les Surligneurs, en tant que membres du European Fact-Checking Standards Network, ont participé à la rédaction d’un rapport de transparence très critique à l’égard de X).
Ensuite, la Commission soupçonne X d’utiliser des interfaces utilisateur trompeuses (dark pattern). La Commission vise particulièrement les “comptes certifiés”, provenant de l’abonnement “X Blue” (anciennement “Twitter Blue”) qui donne des avantages aux abonnés qui payent X Blue, notamment le badge bleu qui signifiait, avant, que l’utilisateur était “certifié”, autrement dit de “confiance” ou “fiable”. Ainsi, l’exécutif européen souhaite vérifier que les utilisateurs du réseau social ont assimilé cette modification majeure dans l’interface utilisateur et ne se retrouvent pas trompés par celle-ci, ce qui contreviendrait à l’article 25 du DSA concernant les interfaces utilisateur trompeuses.
Une enquête de nos confrères de Lupa, média de vérification des faits au Brésil, montre qu’en langue portugaise, seuls 8% des notes sont effectivement visibles par les utilisateurs, et concernent essentiellement des sujets “people” et non politiques. Une autre enquête de Pro Publica a montré que sur 200 des “fake news” les plus virales, 80 n’avaient aucune note de la communauté.
Enfin, la Commission reproche à la plateforme de ne pas être assez transparente sur la manière dont X fournit aux chercheurs l’accès aux données publiques qui la font fonctionner. Cet accès permettrait aux chercheurs de contribuer à l’évaluation des risques systémiques que les services des plateformes peuvent présenter. Or, le processus de demande d’accès semble rendre impossible la consultation de ces données publiques par les chercheurs et a fortiori leur travail d’évaluation des risques systémiques de la plateforme. Ainsi, la Commission soupçonne une violation de l’article 40 du DSA sur l’accès des chercheurs aux données des plateformes.
QUELLES SUITES ?
Le DSA ne prévoit aucun délai concernant la procédure formelle engagée par la Commission, et nul doute que la Commission prendra du temps à statuer : elle devra réunir des preuves et pourra dans ce but adresser des demandes additionnelles d’information, effectuer des entrevues, des audits et des contrôles sur place, dans les sièges européens de X.
L’ouverture de la procédure formelle permet toutefois à la Commission d’ordonner, en attendant sa décision définitive, des mesures provisoires telles que des recommandations ou des injonctions de mettre fin aux manquements du règlement si une urgence existe en raison du risque de préjudice grave pour les utilisateurs. Elle peut également émettre des décisions de non-conformité pouvant déclencher une période de surveillance renforcée, afin de garantir le respect des mesures que le fournisseur de services numériques a l’intention de prendre pour remédier à l’infraction et pouvant mener à des sanctions pécuniaires si la Commission établit effectivement une violation du DSA.
QUELLES SANCTIONS ÉVENTUELLES ?
L’article 52 du DSA permet à la Commission d’infliger une amende allant jusqu’à 6% du chiffre d’affaires annuel mondial de la plateforme. Cette amende peut s’accompagner d’astreinte allant jusqu’à 5% du chiffre d’affaires moyen journalier mondial pour chaque jour de retard dans la mise en conformité avec les différentes mesures prises par la Commission et les engagements pris par la plateforme en cause.
Enfin, en dernier ressort, la Commission peut temporairement interdire la plateforme d’exercer en Europe en cas de récidive, selon une procédure spécifique qui peut prendre plusieurs années avant d’être effective. Dans ce cas, la Commission devra saisir les juridictions de l’État membre où la plateforme est établie afin de prendre des mesures visant à l’exclure temporairement du marché européen. Une sanction bien théorique en l’état.