par Inès FERHAT, étudiante du Master 2 Droit des communications électroniques

Le 11 novembre 2025, le morceau Walk My Walk, attribué à un artiste prénommé Breaking Rust, a atteint la première place du classement Country Digital Song Sales du magazine Billboard. C’est une première car jamais un titre suspecté d’être intégralement généré par intelligence artificielle n’avait dominé un classement officiel aux États-Unis. Il n’y a aucun élément qui permette d’identifier un chanteur réel derrière Breaking Rust mais le projet cumule déjà plusieurs millions d’écoutes et s’impose comme un véritable phénomène. Ce succès interroge l’industrie musicale, qui voit émerger un « artiste IA » sans que cela ne semble perturber une partie du public.
Croissance de projets musicaux entièrement artificiels
Le mystère autour de l’identité du chanteur nourrit les soupçons. En effet, les illustrations, clips et photos associés au projet présentent des traces évidentes de génération algorithmique. De plus, plusieurs logiciels d’identification utilisés par l’AFP évaluent à 60 à 90 % la probabilité que la voix elle-même soit issue d’un modèle d’IA. Les crédits du morceau mentionnent une personne nommée Aubierre Rivaldo Taylor qui est introuvable dans les registres professionnels. Cependant, il est associé en ligne à un collectif nommé Def Beats AI, identifié comme un projet musical intégralement artificiel. Sollicités par l’AFP, les gestionnaires du compte Instagram de Breaking Rust n’ont pas répondu, renforçant encore l’hypothèse d’un artiste virtuel.
Le cas Breaking Rust intervient dans un contexte où les productions musicales générées par IA sont en plein essor. Désormais, il existe des plateformes comme Suno ou Udio qui permettent de créer des chansons complètes à partir de simples instructions textuelles ou prompts. Plusieurs artistes virtuels ont déjà percé. Effectivement, le groupe Velvet Sundown a admis en juillet dernier être entièrement généré par IA après avoir dépassé le million d’écoutes. Il y a aussi Xania Monet, une artiste R’n’B, devenue la première chanteuse synthétique à intégrer les classements officiels américains avant de signer un contrat estimé à trois millions de dollars. Dans ce paysage bouleversé, Walk My Walk apparaît comme la première œuvre générative à conquérir un classement traditionnellement réservé aux ventes numériques réelles.
Absence de légitimité auprès du public
Au-delà du succès commercial, cette affaire révèle une zone grise en matière de transparence algorithmique. En effet, les plateformes de streaming et les créateurs de Breaking Rust n’indiquent pas si le titre est ou non généré par IA. À l’heure actuelle, seule la plateforme Deezer signale automatiquement les morceaux créés par intelligence artificielle. Le porte parole de l’entreprise a indiqué que 28 % des 30 000 titres téléchargés chaque jour sur la plateforme étaient générés par des programmes artificiels contre 10 % au début d’année. Le public peut croire soutenir un nouvel artiste indépendant sans savoir qu’il s’agit en réalité d’un produit synthétique optimisé pour intégrer les algorithmes de recommandation. Cette incertitude alimente les critiques de nombreux professionnels, qui dénoncent un manque de transparence qui fausse la concurrence ainsi que la perception du public.
Plus spécifiquement, le cas Walk my Walk touche aussi à un débat presque identitaire dans la musique country puisque ce genre repose traditionnellement sur l’authenticité, le vécu et le récit personnel. Pour une partie de la scène américaine, l’idée qu’un « chanteur » qui n’existe pas et qui n’a donc pas d’histoire puisse dominer un classement country représente une rupture symbolique. À l’inverse, certains y voient un terrain d’expérimentation dans lequel l’IA, en imitant un genre profondément défini, permet de repousser les limites sans prétendre remplacer les artistes humains.
Enjeux juridiques liées à l’exploitation de l’IA
Enfin, la montée en puissance de ces créations lance plusieurs questions juridiques. Qui détient les droits du projet si Breaking Rust est artificiel ? L’auteur du prompt, le producteur ou le développeur du modèle ? Le droit d’auteur en France s’applique seulement pour les personnes physiques auteures d’une œuvre, ce qui exclut automatiquement les systèmes d’intelligence artificielle, auteures d’œuvres. Par ailleurs, on remarque qu’il y a une absence d’obligation légale de signaler les contenus générés par IA, questionnant le cadre applicable à ces œuvres et de leur traitement vis-à-vis du public. En Europe, le débat rejoint celui de l’AI Act de 2024, qui impose des obligations de transparence pour les contenus créés par IA, tandis qu’aux États-Unis, aucune règle n’encadre ce type d’œuvres.
Le succès de Walk My Walk constitue un tournant. En effet, pour la première fois, une production potentiellement non humaine atteint les sommets des classements nationaux. Cette situation oblige l’industrie musicale à s’interroger sur la frontière très floue entre création humaine et création algorithmique.