par Louise LE MAUR GALLIC, étudiante du Master 2 Droit des communications électroniques

Diffusée début décembre, la publicité de Noël d’Intermarché mettant en scène un loup solitaire a rencontré un succès mondial inédit. Réalisée sans intelligence artificielle, elle tranche avec certaines campagnes récentes générées par IA, vivement critiquées par les internautes. Ce cas d’école interroge la place et les limites de l’IA dans la création publicitaire contemporaine.
Le 6 décembre dernier, juste avant l’élection de Miss France sur TF1, Intermarché diffusait son nouveau film publicitaire de Noël. Intitulé Le Mal-aimé, le spot met en scène un loup rejeté par les autres animaux de la forêt, qui tente de se faire accepter en préparant un repas de fêtes. Réalisée par l’agence Romance et animée par le studio français Illogic Studios, cette publicité revendique une création « 100 % sans IA», fruit du travail d’environ soixante-dix artistes mobilisés pendant près d’un an. Rapidement devenue virale, la vidéo a cumulé des centaines de millions de vues à travers le monde et suscité un engouement tel que l’enseigne a annoncé la commercialisation prochaine d’une peluche à l’effigie du loup.
L’ampleur de l’adhésion rencontrée n’avait, de surcroît, pas été pleinement anticipée par l’annonceur. Intermarché s’inscrit depuis plusieurs années dans une stratégie publicitaire fondée sur l’émotion et le récit, si bien que la campagne de Noël mettant en scène le loup Mal-aimé ne constituait pas, à l’origine, une rupture majeure dans sa communication, mais plutôt la continuité d’un positionnement déjà éprouvé. Ce succès contraste fortement avec l’accueil réservé à certaines publicités de Noël récentes de Coca-Cola ou de McDonald’s, générées par IA et vivement critiquées en ligne. L’exemple d’Intermarché révèle-t-il alors les limites actuelles de l’intelligence artificielle dans la création publicitaire, sans pour autant en annoncer l’éviction durable ?
Une création humaine perçue comme plus authentique et plus originale
Le succès de la publicité de Noël d’Intermarché tient d’abord à des choix de création qui mettent en lumière certaines faiblesses des campagnes publicitaires générées par intelligence artificielle. Le film s’inscrit dans une démarche revendiquée d’artisanat et d’authenticité, l’animation ayant été réalisée manuellement par un studio français, tandis que la bande-son repose sur une chanson existante de Claude François. Cette mise en avant explicite du travail humain participe à la perception d’une œuvre singulière, porteuse d’émotion et d’une identité propre.
À l’inverse, les campagnes de Noël récentes de Coca-Cola ou de McDonald’s, générées par intelligence artificielle, ont été perçues par de nombreux internautes comme standardisées, impersonnelles, voire dénuées de sens narratif. Ce rejet s’explique en partie par le recours à des modèles statistiques reproduisant des formes existantes, limitant l’originalité perçue par le public, pourtant essentielle lorsqu’une publicité cherche à émouvoir plus qu’à capter un clic.
Cette préférence du public trouve un écho direct aux conceptions classiques du droit d’auteur, selon lesquelles l’originalité d’une œuvre réside dans l’empreinte de la personnalité de son auteur. Comme l’a classiquement souligné André Lucas, l’originalité suppose que l’œuvre reflète une subjectivité humaine identifiable, condition difficilement transposable aux contenus générés par IA, dont le processus créatif repose sur des mécanismes automatisés et statistiquement déterminés. La préférence manifestée par le public pour une création revendiquée comme humaine semble ainsi rejoindre, de manière implicite, les fondements mêmes de la protection juridique des œuvres de l’esprit.
Une création humaine juridiquement plus lisible face aux incertitudes du droit d’auteur
Appliqués à la création publicitaire, les principes classiques du droit d’auteur soulèvent d’importantes incertitudes lorsqu’une œuvre est générée par IA. L’absence de personnalité juridique de l’IA et la dilution du rôle créatif de l’humain rendent délicate l’identification d’un auteur titulaire de droits, condition pourtant essentielle à la protection de l’œuvre. Le recours revendiqué par Intermarché à une création sans IA permet ainsi de sécuriser l’attribution des droits et d’éviter ces zones grises juridiques.
Dans ce contexte, la revendication explicite d’une création « sans IA » ne saurait être analysée comme un simple argument marketing dénué de portée juridique. Si elle participe indéniablement d’une stratégie de communication valorisant l’authenticité et le savoir-faire humain, elle répond également à un enjeu croissant de transparence et de sécurisation juridique des processus de création.
À l’heure où le cadre normatif applicable à l’intelligence artificielle, notamment issu du règlement européen sur l’IA (AI Act), tend à renforcer les obligations pesant sur les acteurs recourant à ces technologies, la mention du recours, ou de l’absence de recours, à l’IA dans la conception d’un message publicitaire est susceptible d’acquérir une portée juridique accrue, en particulier en matière de responsabilité et de traçabilité des processus créatifs.
La crainte des artistes face à l’IA générative, un facteur d’adhésion du public
L’accueil très favorable réservé à la publicité d’Intermarché s’inscrit également dans un contexte plus large de tensions autour de l’essor de l’intelligence artificielle générative. De nombreux artistes, illustrateurs, animateurs ou créateurs de contenus expriment leur crainte d’être progressivement remplacés par des outils automatisés, perçus comme capables de produire rapidement et à moindre coût des œuvres visuelles ou narratives. Dès lors, certaines créations revendiquant un recours à des méthodes traditionnelles et à l’intervention humaine peuvent apparaître comme plus rassurantes et authentiques, ce qui contribue à expliquer l’adhésion rencontrée par des campagnes présentées comme « sans intelligence artificielle ».
Au-delà de cette dimension symbolique, cette préférence rejoint également une réalité juridique. Conformément à l’article L. 121-1 du Code de la consommation, l’annonceur demeure pleinement responsable du message diffusé, indépendamment des outils mobilisés pour sa conception, ce qui incite à privilégier des processus créatifs maîtrisés et assumés. Le choix revendiqué par Intermarché de recourir à une création « sans IA », mobilisant des artistes identifiables et un studio d’animation français, a ainsi pu être perçu comme un signal de soutien à la création humaine. Cette dimension révèle un enjeu juridique et économique plus large : dans un contexte de régulation encore inachevée de l’IA, la protection et la reconnaissance des créateurs conditionnent l’acceptabilité sociale de ces technologies.
Un succès révélateur, mais non généralisable
Pour autant, le succès de la publicité d’Intermarché ne saurait suffire à enrayer durablement le recours à l’intelligence artificielle dans le secteur publicitaire. Si les internautes semblent avoir privilégié, dans ce cas précis, une création revendiquée comme humaine, cette préférence s’inscrit dans un contexte particulier marqué par la crainte de la disparition des métiers artistiques, la saturation de contenus générés par IA et l’attente d’authenticité à l’occasion des fêtes de fin d’année. L’IA conserve des avantages structurels importants pour les annonceurs, notamment en termes de coûts, de rapidité de production et de personnalisation des messages. Elle apparaît ainsi davantage appelée à devenir un outil au service des créateurs qu’un substitut intégral à la création humaine, en particulier pour les campagnes à forte charge émotionnelle.
En définitive, la publicité de Noël d’Intermarché agit comme un révélateur. Elle met en évidence les limites actuelles d’une automatisation totale de la création publicitaire, sans remettre en cause l’intégration progressive de l’intelligence artificielle dans ce secteur. L’exemple invite plus largement à s’interroger sur l’émergence d’une forme de « régulation par la réception », dans laquelle l’acceptabilité sociale des usages de l’IA jouerait un rôle déterminant aux côtés des normes juridiques classiques. Loin de se limiter à une opposition entre création humaine et intelligence artificielle, l’avenir de la publicité pourrait ainsi se structurer autour d’une exigence juridique nouvelle, à savoir celle d’une création technologiquement assumée, juridiquement traçable et socialement acceptable, y compris lorsque le héros de la campagne est un loup attendrissant plutôt qu’un algorithme bien entraîné.