Le 17 février dernier s’ouvrait le procès intenté par la Ligue de Défense Judiciaire des Musulmans à l’encontre du journal Charlie Hebdo pour avoir publié leur « Une » illustrant un musulman affirmant : « Le Coran c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles ». Les motifs invoqués par les demandeurs sont le blasphème ainsi que la « provocation et incitation à la haine à raison de l’appartenance religieuse ainsi que d’injure ».
La compétence territoriale
Selon la presse, le magasine satirique aurait été « assigné en Alsace ». Cela peut se comprendre en ce que le délit de blasphème invoqué n’existe aujourd’hui qu’en Alsace, un tel fondement aurait donc été directement invalidé par les juges français.
Cependant, peut-on détourner de la sorte les règles relatives à la procédure civile ? Il semble que la réponse soit négative. En effet, l’article 42 alinéa 1 du Code de Procédure Civile dispose que : « « La juridiction territorialement compétente est, sauf disposition contraire, celle du lieu où demeure le défendeur ». Ainsi, lorsque nous nous rendons sur le site officiel de Charlie Hebdo afin d’y consulter les mentions légales, il est bien indiqué que le siège social est situé dans le vingtième arrondissement de la ville de Paris. Le journal aurait donc du être assigné à Paris puisque ce sont les juridictions françaises, et non pas les juridictions alsaciennes, qui seront compétentes pour juger cette affaire. Le droit français s’applique donc.
L’application du droit français
Le délit de blasphème invoqué par la Ligue de Défense Judiciaire des Musulmans n’existe plus en droit français. Il a en effet été supprimé en 1791, après la Révolution. Cette affirmation a de plus été renforcée par l’adoption de la Loi relative à la liberté de la presse en date du 29 juillet 1881 disposant en son article premier : « L’imprimerie et la librairie sont libres ».
Le blasphème est défini par le Larousse comme : des paroles ou discours « qui outragent la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme respectable ou sacré ». Un tel délit n’est cependant pas reconnu par le droit français puisqu’il entrerait en conflit avec plusieurs textes fondateurs de celui-ci.
La reconnaissance d’un tel délit entrerait tout d’abord en conflit avec la célèbre Loi en date de 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État disposant au sein de son article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Reconnaître le blasphème reviendrait à reconnaître implicitement une religion et entrerait donc en contradiction avec une telle disposition.
Une telle reconnaissance entrerait ensuite en contradiction avec l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui dispose : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
Cependant, les derniers mots de cette disposition nous amènent à évoquer le fait que certes, la liberté d’expression est un des droits fondamentaux dont disposent tous les citoyens, mais celui-ci se doit de respecter les droits et libertés d’autrui. C’est en ce sens que certaines dispositions législatives pourraient pousser les juges du fond à conclure en une potentielle atteinte à la liberté de religion en se fondant sur des textes protégeant également celle-ci. C’est notamment le cas de l’article 24 de la Loi de 1881 qui dispose que : « Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement ». L’injure en raison d’une telle appartenance est également réprimée au sein de l’article 33 du même texte.
Il serait donc possible que les juges se fondent sur de tels textes afin de sanctionner l’hebdomadaire.
Ce dernier est cependant connu pour être un journal satirique et provocateur et pourrait donc revendiquer l’exercice de son droit à l’humour.
Le droit à l’humour
Comme nous avons déjà pu l’évoquer lors d’un précédent article, le droit à l’humour ne bénéficie pas d’une assise légale claire et explicite en droit français. Il a cependant largement été reconnu, au-delà même de nos frontières.
C’est en effet à travers l’affaire Handyside contre Royaume-Uni portée devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme en date du 7 décembre 1976, qu’un tel droit a été reconnu par la Cour. Le droit à l’humour est donc une des composantes de la liberté d’expression dont disposent nos sociétés démocratiques. La Cour l’a d’ailleurs affirmé en évoquant : « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de pareille société, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 […], elle vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de “société démocratique”[…] ».
Cette liberté n’est cependant pas sans limite. On peut en effet penser que lorsque les « limites de la critique admissible » sont franchies, une potentielle condamnation par la Cour de Strasbourg pourra être envisagée. Ces limites ont-elles été franchies par Charlie Hebdo ? Il est possible de se demander pourquoi le journal serait aujourd’hui sanctionné alors qu’il ne s’agit que de la énième fois que celui-ci s’offre à de telles provocations. Il est en effet connu pour être provocateur et pour sa volonté constante de heurter les esprits mais également pour n’épargner aucune religion. Les religions juives et catholiques ont également fait les frais des satires du journal à travers plusieurs Unes. Cela a notamment été le cas des catholiques avec la Une intitulée « Une taupe au Vatican » illustrant le Pape Benoit XVI s’exprimant à travers ces propos : « Ca me change des enfants de chœur ». Ou encore la récente Une des « Intouchables 2 » illustrant les religions juives et musulmanes à travers un Homme de confession musulmane assis dans un fauteuil roulant, poussé par un Homme de confession juive.
Ainsi, si Charlie Hebdo n’a pas été condamné pour ces publications, pour quelles raisons le serait-il pour celle-ci ?
La caricature
La caricature, genre dans lequel l’hebdomadaire s’illustre constamment, peut également être invoquée.
Celle-ci est définie par le Larousse comme : « Une représentation grotesque, en dessin, en peinture etc, obtenue par l’exagération et la déformation des traits caractéristique du visage ou des proportions du corps, dans une intention satirique ». En l’espèce, la Une de Charlie Hebdo ne représente pas une personne en particulier mais une religion, mais l’intention satirique est bien présente.
Pour que la caricature soit acceptée par les juges, il est nécessaire que la volonté d’heurter et de choquer de l’auteur, soit visible et clairement compréhensible. Un risque de confusion dans l’esprit du public ne doit pas être possible et la volonté de nuire à autrui ne doit pas être présente à travers une telle illustration. En l’espèce, l’utilisation de mots grossiers tels que « merde » montre bien qu’il ne s’agit pas d’un propos sérieux de par l’exagération des propos et de leur absurdité.
Il n’existe cependant pas d’arrêt relatif à la caricature religieuse en matière européenne. Il est en effet possible de penser que dans une telle situation, la Cour Européenne des Droits de l’Homme laisserait une plus grande marge d’appréciation aux États puisqu’il n’existe aucun consensus européen en matière religieuse. Cela dépendra donc de la place de la religion dans une société donnée et de la tolérance de cette société envers les potentielles atteintes qui pourraient lui être portées. Cela a notamment été évoqué par celle-ci à travers un arrêt Otto-Preminger Institut contre Autriche en date du 23 août 1994 : « Comme pour la “morale”, il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société […]. Semblables conceptions peuvent même varier au sein d’un seul pays. Pour cette raison, il n’est pas possible d’arriver à une définition exhaustive de ce qui constitue une atteinte admissible au droit à la liberté d’expression lorsque celui-ci s’exerce contre les sentiments religieux d’autrui. Dès lors, les autorités nationales doivent disposer d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer l’existence et l’étendue de la nécessité de pareille « ingérence » ». La cour insiste également sur le fait que ceux qui s’exposent en tant que personne appartenant à une religion ne peuvent pas être à l’abri de toute critique et doivent donc « tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi ».
La liberté d’expression et de conscience impliquent donc en contrepartie l’acceptation de la critique d’une telle appartenance et notamment par la presse satirique.
La multiplication de l’évocation du blasphème
Charlie Hebdo n’a été le seul à attirer les foudres d’associations religieuses et à être taxé de blasphème. En effet, mardi 18 février 2014, neuf jeunes femmes faisant partie du mouvement féministe «Fémen » étaient convoquées au Tribunal de Grande Instance de Paris suite à leur mobilisation contre le mouvement catholique « civitas » lors d’une manifestation que ces derniers avaient organisée. À travers leur convocation, il était possible de lire que celles-ci étaient assignées pour : «délit d’injures publiques envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion déterminée, en l’espère la religion catholique […] Les dites inscriptions «in gay we trust» et «holy sperm» représentent des expressions outrageantes, termes de mépris ou invectives à l’encontre des catholiques […] ».
Enfin, il y a quelques jours, une pétition voyait le jour afin de faire retirer de Youtube le nouveau clip de la chanteuse américaine Katty Perry au sein duquel celle-ci se met en scène en jetant un sort à un homme portant un collier à l’effigie de Allah, sort le conduisant à être réduit en cendre.
La multiplication de ces actions prouve donc que les frontières entre liberté d’expression, satire et respect des convictions de chacun est difficile à trouver au sein d’une société où la parole, l’imprimerie et la pensée sont libres.
SOURCES :
BORDENET ( C ), « Charlie Hebdo : peut-on invoquer le délit de « blasphème » en France ? », www.lemonde.fr, publié le 17 février 2014, consulté le 18 février 2014, disponible sur : http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/02/17/charlie-hebdo-peut-on-invoquer-le-delit-de-blaspheme-en-france_4368062_3224.html
LESAFFRE (H), « En France, le blasphème n’existe plus », www.liberation.fr, publié le 18 septembre 2012, consulté le 18 février 2014, disponible sur : http://www.liberation.fr/monde/2012/09/18/en-france-le-blaspheme-n-existe-plus_847187
ANONYME, « Une sur le Coran : Charlie Hebdo assigné pour « blasphème » à Strasbourg », www.lexpress.fr, publié le 5 décembre 2013, consulté le 20 février 2014, disponible sur : http://www.lexpress.fr/actualite/medias/une-sur-le-coran-charlie-hebdo-assigne-pour-blaspheme-a-strasbourg_1305282.html
ANONYME, « Action contre les Fémen : vers un retour du « délit de blasphème » en France ? », www.20minutes.fr, publié le 18 février 2014, consulté le 19 février 2014, disponible sur : http://www.20minutes.fr/societe/1301458-20140217-femen-civitas
ANONYME, « De l’humour en procès au procès en humour : peut-on rire de tout ? », www.actu.dalloz-etudiant.fr, publié le 12 février 2012, consulté le 21 février 2014, disponible sur : http://actu.dalloz-etudiant.fr/le-billet/article/de-lhumour-en-proces-au-proces-en-humour-peut-on-rire-de-tout//h/343db1be673e20d88815e65cde28e84f.html
CAPITANI (A), MORITZ (M), « La liberté de caricature et ses limites en matière religieuse », disponible sur : http://junon.u-3mrs.fr/u3ired01/Main%20docu/presse/chron-libertecaricature.pdf