par Alexia RAMOS, étudiante du Master 2 Droit des communications électroniques
1 – La sécurisation des plateformes numériques à travers le prisme de la régulation européenne
L’Union européenne s’est emparée, depuis quelques années, de la régulation des services numériques au moyen de différents outils règlementaires pour répondre aux nouveaux enjeux et aux défis posés par les grandes plateformes en ligne. Selon Thierry Breton[1] les géants d’internet devront s’adapter aux règles de l’Union européenne et tout ce qui est interdit « off line », c’est-à-dire dans la vie quotidienne, doit l’être aussi « on line », c’est-à-dire en ligne. Ainsi la Commission a d’abord établi des codes de conduite visant une harmonisation des pratiques concernant la lutte contre les discours haineux illégaux en ligne en 2016 puis la lutte contre la désinformation en 2022. La plupart des géants du numérique en ont été signataires, comme Dailymotion, Facebook, Instagram, LinkedIn, Microsoft, Snapchat, TikTok, X et YouTube.
Mais l’Union européenne ne s’est pas arrêtée là, et a voulu créer un environnement en ligne plus sûr, plus transparent et plus équitable pour les utilisateurs et les entreprises. C’est ainsi qu’est entré en vigueur le Digital Service Act en 2022 dont l’objectif est de protéger les internautes contre les propos haineux et les opérations de désinformation en ligne en responsabilisant les plateformes et les réseaux sociaux. Le règlement impose notamment aux plateformes de signaler et retirer les contenus illicites rapidement, d’être transparentes sur leurs algorithmes de modération et de renforcer leur responsabilité.
2 – Le scepticisme américain à l’égard de la chimère[2] européenne
Les textes européens ne font pas l’unanimité, depuis plusieurs années les géants du numérique tels que Google, Meta et X, font pression sur la Commission européenne pour ne plus les appliquer, dénonçant leur excessive rigueur et les milliards d’amendes infligées. Mark Zuckerberg a estimé que les amendes étaient « révélatrices d’une politique générale de l’Union européenne à l’égard de la tech américaine » et les a comparées à des « droits de douane ».
Les entreprises américaines ont évolué dans un cadre individualiste et capitaliste, axé sur une liberté d’expression absolue protégée par le 1er amendement de la Constitution, tandis que la politique européenne, bien qu’elle garantisse cette liberté, en reconnaît certaines limites. Or la nature bureaucratique de l’Union européenne semble étouffer les peuples et les entrepreneurs selon Mark Zuckerberg, « l’Europe a un nombre croissant de lois qui institutionnalisent la censure et empêchent l’innovation ».
C’est ainsi que Meta a annoncé le 7 janvier 2025 l’arrêt du fact-checking sur l’ensemble de ses plateformes ainsi que l’assouplissement des règles de modération concernant la haine en ligne. L’entreprise a également décidé d’abandonner ses programmes de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) et a renoncé à ses objectifs de diversité dans ses processus de recrutement, au détriment des femmes et des minorités ethniques. Le président de Meta justifie ce revirement par une volonté de se tourner vers la « performance économique désencombrée de contraintes sociales ».
3 – Une mutation idéologique probablement au service d’une stratégie de survie
Avant le DSA, la politique progressiste de Facebook interdisait les contenus discriminants et combattait les discours haineux, en utilisant des mécanismes de signalement, de modération, ainsi que des partenariats pour la lutte contre la désinformation. Or, contre toute attente, le patron de Meta a opéré un virage radical en s’alignant sur la vision d’Elon Musk, fervent défenseur de la liberté d’expression en ligne. Les récentes élections ont servi de point de bascule culturel, depuis Mark Zuckerberg poursuit sa mue « muskiste », il critique l’esprit woke contre lequel s’élèvent les conservateurs et souhaite combattre les environnements d’entreprises « culturellement castrés ».
Il est difficile de savoir si ce changement reflète ses convictions personnelles ou s’il s’agit d’une stratégie commerciale. Certains affirment que Mark Zuckerberg opère manifestement un rapprochement avec la politique de X poursuivant un objectif compétitif à son égard. Pour Olivier Alexandre[3] « Meta était dans le collimateur de D. Trump » et son président était considéré comme un ennemi[4] du peuple alors Mark Zuckerberg s’est comporté en « dirigeant d’entreprises, en capitaine d’industrie, en essayant de sauver sa peau et sa boîte ». Il pourrait s’agir d’une stratégie concurrentielle visant à capter un nouveau public, plus conservateur ou libertarien, au regard des critiques de censure que subissait l’entreprise en comparaison au modèle d’Elon Musk comme le suggère Business Insider.
4 – Les répercussions d’un recentrage politique sur l’espace numérique mondial
Bien que le changement de la politique de Meta ne semble pas encore[5] concerner l’Europe, il soulève des questions en matière de crédibilité de l’information et de droits individuels dans l’espace numérique. D’un côté la suppression du fact-checking risque d’impacter la qualité de l’information[6] laissant se propager des informations erronées, trompeuses voire dangereuses[7] selon Russ Burley. Cette absence de contrôle conduira à une domination de l’opinion sur la vérité et cette mystification du réel sera nocive pour les utilisateurs selon Olivier Lascar[8]. De l’autre, la suppression de la modération risque d’augmenter la toxicité des débats en ligne et d’encourager les discours haineux. Des attaques discriminatoires fondées sur l’ethnie, la religion ou l’orientation sexuelle seront autorisées, ainsi que l’utilisation de termes dégradants comme « bizarres » ou « anomalies »[9] pour qualifier certaines personnes.
Mark Zuckerberg souhaite que « l’Amérique triomphe » et demande l’aide du gouvernement américain pour résister à la règlementation européenne. Or, l’enjeu est de taille, « Meta veut transformer ses plateformes en X bis, mais sa force de frappe informationnelle est bien plus importante »[10] selon Vincent Couronne[11]. Ce virage idéologique mènera à un clash avec l’Europe et l’avenir dépendra, selon le journal Contexte, « de la capacité du régulateur à appliquer le règlement sur les services numériques (DSA) ». Le défi pour la Commission européenne sera de renforcer ses compétences pour contraindre les plateformes à respecter leurs obligations et réinstaurer la régulation numérique. Elle devra être incisive et pousser les plateformes récalcitrantes à se conformer aux règles du DSA par des sanctions financières (jusqu’à 6% de leur chiffre d’affaires mondial) et coercitives (bloquer l’accès depuis le sol européen)[12]. En parallèle, l’Union européenne devra construire son indépendance numérique vis-à-vis de la tech américaine en développant une nouvelle politique industrielle pour créer un réseau social centré sur les valeurs européennes, fait par chacun et pour chacun.
Sources :
- https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/273926-etats-unis-union-europeenne-de-la-competition-la-defiance
- https://next.ink/165103/diversite-inclusivite-le-grand-vent-contraire-chez-les-geants-de-la-tech/
- https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-grand-temoin/investiture-de-donald-trump-le-patron-de-meta-essaie-de-sauver-sa-peau-et-sa-boite-selon-un-specialiste-de-l-industrie-numerique_6983666.html
- https://www.francetvinfo.fr/internet/reseaux-sociaux/facebook/fin-du-fact-checking-monde-de-l-entreprise-emascule-mark-zuckerberg-se-devoile-au-micro-d-un-animateur-conservateur_7011518.html
- https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/etats-unis-mark-zuckerberg-opere-un-virage-a-180_7013288.html
- https://www.contexte.com/article/medias/lanalyse-de-risques-de-meta-ne-concerne-pas-larret-du-fact-checking-dans-lue-rectifie-la-commission_214167.html
- https://www.contexte.com/actualite/pouvoirs/la-legislation-europeenne-sous-le-feu-des-critiques-de-mark-zuckerberg-apres-celles-delon-musk_214112.html
- https://www.contexte.com/actualite/medias/mark-zuckerberg-appelle-donald-trump-a-la-rescousse-contre-lue_214487.html
- https://www.contexte.com/actualite/tech/mark-zuckerberg-se-dit-optimiste-quant-au-soutien-de-trump-aux-entreprises-de-la-tech-en-interne-et-face-aux-amendes-de-lue_214724.html
- https://www.francetvinfo.fr/replay-jt/franceinfo/21h-minuit/23-heures/reseaux-sociaux-meta-met-fin-a-des-programmes-pour-la-diversite_7011581.html
- https://www.francetvinfo.fr/internet/elon-musk/video-reseaux-sociaux-mark-zuckerberg-et-elon-musk-sont-des-agents-du-chaos_7006040.html
[1] Commissaire européen au marché intérieur
[2] La pensée nationaliste américaine est traduite par 3 principes fondateurs, la liberté d’expression, la nation et la souveraineté, et à ses yeux l’Union européenne, par son identité multilatéraliste et bureaucratique semble bafouer toutes ces valeurs
[3] Sociologue spécialiste de l’industrie numérique et auteur de « Quand la Silicon Valley refait le monde »
[4] Donald Trump avait critiqué la politique de modération de Facebook, et pour cause il en avait lui-même fait les frais, depuis la guerre avec Mark Zuckerberg s’était intensifiée depuis qu’il avait été banni de la plateforme en 2021 à la suite de l’attaque de Capitole
[5] La coalition européenne des organisations de fact-checkers (EFCSN) s’attend à un arrêt du programme fact-checking européen de Meta courant 2026 et une dégradation significative de notre espace informationnel
[6] Meta rémunérait plus de 80 médias à travers le monde pour organiser le fact-checking
[7] « Il s’agit d’un recul majeur de la politique de modération des contenus, à un moment où la désinformation et les contenus dangereux changent plus rapidement que jamais », s’est inquiété Russ Burley, le cofondateur du Center for Information Resilience (CIR), une ONG qui documente les atteintes aux droits humains et à la démocratie
[8] Rédacteur en chef chez Sciences et Avenir
[9] Attaquer une personne en raison de son ethnie, handicap, religion, orientation sexuelle, sexe ou identité de genre. Les termes dégradants ne seront plus interdits, il sera possible de qualifier des personnes transgenres, homosexuelles ou non binaires de « ça », « bizarres », « malades mentaux » ou d’ « anomalies » et de traiter les femmes d’« objets ménagers »
[10] 3 milliards d’utilisateurs sur Meta contre 619 millions sur X
[11] Docteur en droit public de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et fondateur des Surligneurs
[12] Le rapport de force avec les plateformes a déjà été introduit, il existe un précédent européen, la Commission a réussi à supprimer le programme de « récompenses de Tiktok lite face au risque d’addiction