par Fanny PARAZINES, étudiante du Master 2 Droit des communications électroniques

L’intelligence artificielle connaît aujourd’hui une rupture majeure avec l’émergence de l’IA agentique, c’est-à-dire des systèmes capables non seulement de répondre à des sollicitations, mais aussi de planifier et d’exécuter des actions de manière autonome dans des environnements numériques complexes. Cette catégorie d’IA passe progressivement du stade expérimental à celui de solutions utilisées en entreprise ou dans des processus à forte valeur ajoutée.
C’est dans ce contexte que deux acteurs concurrents du secteur, OpenAI et Anthropic, ont annoncé la création conjointe d’une fondation dédiée à la standardisation de l’IA agentique, sous l’égide de la Linux Foundation. Cette Agentic AI Foundation (AAIF) a pour objectif d’établir des normes ouvertes et interopérables afin d’éviter la fragmentation de l’écosystème à mesure que les agents se répandent. L’alliance est remarquée car ces deux entreprises sont des concurrentes directes.
Un premier enseignement de cette initiative est qu’elle n’est pas seulement technique, mais aussi profondément juridique. L’objectif est de répondre à l’absence d’une structure juridique complète, pour des systèmes caractérisés tant comme des outils automatisés, que des acteurs opérationnels autonomes.
Des standards techniques comme réponse à l’incertitude juridique
L’Agentic AI Foundation vise à fournir un ensemble de normes techniques pour faciliter l’interopérabilité, la sécurité et la prévisibilité des agents IA. Deux contributions initiales de cette fondation sont particulièrement significatives : le fichier AGENTS.md et le Model Context Protocol (MCP).
Le fichier AGENTS.md est un format simple conçu pour documenter le comportement d’un agent IA dans un projet. Il décrit les instructions spécifiques à un contexte, les objectifs qu’il doit poursuivre et les limites de son action. Il agit comme une convention d’interaction, visant à rendre les agents plus prévisibles et moins susceptibles d’adopter des comportements inattendus ou dangereux lorsqu’ils sont déployés en pratique.
Le Model Context Protocol (MCP), initialement développé par Anthropic, définit un protocole standard pour connecter des agents IA à des services, des données ou des outils externes, de manière neutre vis-à-vis du fournisseur. L’analogie courante est celle d’un « port USB-C de l’IA » : une interface universelle permettant aux modèles d’accéder à différents systèmes sans dépendre de solutions propriétaires.
La volonté, en alliant ces technologies via une fondation neutre, est d’éviter que chaque éditeur ne façonne une solution incompatible avec les autres. Dans un cadre non régulé, de multiples standards concurrents pourraient fragmenter le marché. Le premier risque, déjà observable en pratique, concernerait l’augmentation des comportements risqués des agents, comme les hallucinations. Il en découle un problème de sécurité juridique, en particulier concernant l’imputation des responsabilités en cas de préjudice subi à cause d’une IA.
Pourquoi une solution privée plutôt qu’un cadre juridique public complet ?
L’effort d’harmonisation technique mené par l’AAIF ne remplace aucunement l’action des législateurs, mais il révèle plusieurs limites de la régulation actuelle face à l’IA agentique.
Sur le plan du RGPD, par exemple, le droit européen impose déjà des exigences strictes en matière de protection des données personnelles, de transparence des traitements et de responsabilité en cas de décisions automatisées ayant des effets juridiques significatifs. Mais ces règles ont été conçues à l’origine pour des systèmes d’IA moins autonomes que ceux qui sont désormais envisagés, et leur application aux agents capables de prendre des décisions en chaîne reste délicate à mettre en œuvre concrètement.
De même, le règlement européen sur l’intelligence artificielle (AI Act) impose des obligations renforcées pour les systèmes dits à haut risque, notamment en matière de supervision humaine, de documentation et d’auditabilité. Cependant, ce texte n’a pas encore été pleinement appliqué et son interprétation pratique face à des systèmes qui agissent de manière proactive fait encore l’objet de débats. L’absence d’un cadre détaillé explicite pour l’IA agentique laisse un vide que les acteurs privés s’empressent de combler.
Une alliance stratégique révélatrice des limites actuelles du droit
L’alliance entre OpenAI et Anthropic au sein de l’AAIF peut être lue comme une réponse proactive des acteurs du marché face à l’insuffisance ou à l’ambiguïté du droit positif. Ce constat peut être analysé sous plusieurs angles juridiques.
Le premier est la prévisibilité juridique : lorsque des agents sont déployés en production, les entreprises doivent pouvoir démontrer que leurs systèmes respectent des principes de sécurité, de transparence et de responsabilité. Des standards comme AGENTS.md contribuent à cette prévisibilité en documentant et encadrant le comportement des agents.
Le second point est l’interopérabilité : l’un des risques juridiques d’une fragmentation technique est que des agents opérant sur des plateformes distinctes ne puissent pas respecter de manière cohérente les mêmes exigences de conformité, ce qui complique l’application de règles comme celles du RGPD. En promouvant un protocole neutre comme MCP, l’AAIF participe à réduire cette fragmentation.
Le dernier que nous pouvons évoquer est la neutralité et la gouvernance, en effet, confier la gouvernance de ces standards à une fondation sous l’égide de la Linux Foundation signifie qu’aucune entreprise dominante ne contrôlent unilatéralement l’évolution des règles techniques. Cette neutralité technique est une réponse à la nécessaire impartialité que recherche aussi la régulation publique, mais qu’elle n’est pas encore pleinement en mesure d’imposer.
Ainsi, plutôt que d’attendre un cadre juridique spécifique à l’IA agentique, qui pourrait prendre des années à émerger au niveau européen ou international, les acteurs privés s’organisent pour définir, de manière concertée et neutre, des règles techniques qui pourront servir de base opérationnelle à la conformité réglementaire future.
Vers une régulation hybride, technique et juridique
Pour conclure, la création de l’Agentic AI Foundation par des acteurs privés concurrents n’est pas simplement une opération technique ou commerciale. Elle traduit une réponse collective à une régulation publique encore en chantier, face à l’émergence de technologies qui remettent en question les catégories classiques du droit du numérique.
Plutôt que de se replier sur des standards propriétaires ou de laisser le marché se fragmenter, l’initiative vise à créer des règles du jeu communes, mais du point de vue technique. Ces règles pourront ensuite s’articuler avec les cadres juridiques existants (RGPD, AI Act) pour offrir une meilleure sécurité juridique aux développeurs, aux entreprises et aux utilisateurs.
En ce sens, cette alliance est un signal fort : le droit doit accompagner l’innovation, mais l’innovation avance seule en créant ses propres normes techniques, permettant de stabiliser ces technologies. Cette réaction semble avant tout répondre à une demande économique souhaitant pérenniser l’intelligence artificielle, plutôt qu’à une volonté de se conformer à une régulation anticipée du droit européen. L’enjeu pour les juristes et les autorités sera désormais d’intégrer ces normes techniques dans des cadres de régulation cohérents, garantissant à la fois protection des droits fondamentaux, responsabilité juridique et dynamique d’innovation.