L’enquête antitrust contre Google marque-t-elle un tournant vers une régulation contentieuse de l’IA ou un frein injustifié à l’innovation ?

par Affouet KONAN, étudiante du Master 2 Droit des communications électroniques

« L’intelligence artificielle apporte des innovations remarquables et de nombreux avantages aux citoyens et aux entreprises partout en Europe, mais ce progrès ne saurait se faire au détriment des principes fondamentaux de nos sociétés. »  Dixit Teresa Ribera, vice-présidente de la Commission européenne chargée de la concurrence Le Monde.

Un verrouillage concurrentiel présumé dans l’écosystème IA

Le 9 décembre 2025, la Commission européenne a ouvert une procédure formelle contre Google (Alphabet), accusé d’abuser de sa position dominante en exploitant sans consentement préalable ni rémunération adéquate les contenus massifs d’éditeurs de presse européens et de vidéos YouTube pour entraîner ses modèles d’IA générative, notamment ceux alimentant les « AI Overviews » et le mode IA de Google Search (Le Monde et RFI).

Cette enquête prioritaire fait suite à des plaintes d’éditeurs indépendants et d’une ONG de défense des droits numériques. Le cœur du grief réside dans une discrimination manifeste : les CGU de YouTube interdisent explicitement aux tiers d’utiliser ses 2,7 milliards de vidéos pour entraîner leurs modèles IA, alors que Google s’autorise elle-même cet usage massif (Gemini, PaLM). Via Google Search, l’entreprise réutilise des articles pour générer des résumés IA sans opt-out effectif, privant les éditeurs de trafic organique (30-50% de perte estimée selon Numerama). Google domine 90% du marché de la recherche et 80% de la diffusion vidéo mondiale, constituant une ressource indispensable verrouillée (Solutions Numériques).

Ce dossier prolonge les amendes antitrust cumulées d’un montant de 8,25 Md€ (Google Shopping 2,42 Md€-2017, Google Android 4,34 Md€-2018, Google AdSense 1,49 Md€-2019)) et précède l’AI Act, signalant une régulation proactive de l’IA via le droit de la concurrence (Le Monde Informatique).

Enjeux juridiques : article 102 TFUE, DMA, droits voisins et TDM

L’enquête se fonde sur l’article 102 TFUE, réprimant les abus de position dominante (conditions inéquitables, refus d’accès à des ressources essentielles, auto-privilège). La Commission examine si Google exploite sa domination Search/YouTube pour désavantager éditeurs et rivaux IA (Mistral AI). L’infraction confirmée s’élève à une amende jusqu’à 10% du CA mondial (~30 Md€) (RFI).

En tant que « gatekeeper » (art. 6 DMA), Google doit interdire l’auto-préférence et assurer un accès équitable aux données par les tiers. Or, l’enquête soupçonne précisément ces obligations d’être bafouées par l’auto-privilège dans l’entraînement IA. La directive 2019/790 impose une rémunération pour l’utilisation de publications de presse dans des snippets. Or, les « AI Overviews » contournent ce mécanisme via des synthèses autonomes sans hyperliens ni paiement, malgré des accords négociés avec certains médias (AFP). Par ailleurs, l’opt-out qu text and data mining (TDM) (art. 4 directive DSM) se révèle illusoire sur YouTube et Google Search, ouvrant la voie à une saisine de la CJUE. Celle-ci pourrait trancher si l’entraînement massif constitue une « reproduction » ou « communication au public » nécessitant autorisation (réf. CJUE, Infopaq, C-5/08) (Le Monde).

Les enjeux sectoriels sont critiques et majeurs : les éditeurs subissent une érosion de 30-50% de leur trafic organique et de leurs revenus tirés des abonnements et de la publicité. Les créateurs YouTube voient leur monétisation s’effondrer sans compensation pour l’exploitation de leurs données ; quant aux start-ups européennes comme Mistral AI, elles sont structurellement exclues des ressources essentielles (YouTube/Search), favorisant une consolidation du marché IA au profit du duopole OpenAI/Google (Numerama).

Innovation Vs loyauté des données

Google a réagi immédiatement en déclarant : « Cette enquête risque d’étouffer l’innovation dans un marché plus concurrentiel que jamais ; nous collaborons déjà avec les créateurs pour offrir les dernières technologies aux Européens », invoquant implicitement le fair use américain (RFI). Teresa Ribera réaffirme l’approche objective de la Commission : « Nous vérifions si des conditions abusives sont imposées aux éditeurs ou si des rivaux sont désavantagés, sans préjuger du résultat » (Le Monde).

La presse est divisée : Le Monde et Numerama saluent un signal pro-européen pour la souveraineté IA ; Euronews note les tensions transatlantiques amplifiées par Donald Trump, critique de l’extraterritorialité européenne (DSA/X) ; La Croix évoque l’éthique des créateurs YouTube lésés (Euronews,  La Croix). Par ailleurs, l’enquête prioritaire pourrait imposer mesures provisoires (gel des scrapings) avant verdict Sciences et Avenir.

Vers un standard européen de « loyauté des données » pour l’IA

Cette procédure profile un standard contentieux via le triptyque concurrenceDMAAI Act, répondant à la problématique par un data sharing licite (licences obligatoires, fonds IA presse). Sans injonctions provisoires (audit entraînements, ouverture YouTube aux rivaux), l’Europe subventionne l’IA américaine via ses contenus gratuits, au détriment de Mistral AI et éditeurs locaux. Un deal amiable reste probable (modèle Android 2018), mais marque un précédent majeur : l’accès équitable aux données devient un levier antitrust central, influençant la gouvernance mondiale de l’IA générative avant 2026 (Euronews).

Sources

  • Le Monde, « Google visé par une enquête de Bruxelles… », 9/12/2025
  • RFI, « La Commission enquête sur l’IA de Google », 9/12/2025
  • Numerama, « Ça chauffe encore pour Google… », 9/12/2025
  • Solutions Numériques, « L’UE ouvre une procédure… », 9/12/2025
  • Euronews, « Enquête sur Google malgré tensions US », 9/12/2025
  • Le Monde Informatique, « L’UE enquête sur l’IA de Google », 8/12/2025
  • La Croix, « Google visé par une enquête… », 9/12/2025