Si il est bien un domaine où la source de débats n’est pas prête de se tarir, c’est bien le numérique. La création et son économie ont connu des bouleversements que chacun a pu constater dans la vie pratique (téléchargement illégale, crise de l’industrie du disque et de l’audiovisuel). S’il n’y a jamais eu autant de production artistique, celle ci n’a jamais aussi peu rapportée. Un paradoxe que le ministère de la culture a voulu mettre au clair en commandant une étude sur la rémunération des artistes dans l’environnement numérique. C’est le cabinet d’audit privé Mazars qui a rendu un rapport de 108 pages, qui inspecte en profondeur les mutations des processus de création engendrés par l’internet.
La hiérarchie des créateurs face à « l’hyper offre » de l’espace numérique
Le rapport présente une typologie des créateurs divisés en quatre catégories appelés « stars » (plus fortes rémunération et médiatisation importante), « installés » (classe moyenne dont les créations permettent de vivre confortablement), « précaires » (ressources insuffisante pour vivre des créations) et enfin « amateur ou aspirants » (peu ou pas de ressources générées par les créations). Cette hiérarchie est commune à l’environnement standard, mais l’étude démontre que l’ère numérique renforce ou affaibli ces strates et modifient les rapports qu’elles entretiennent entre elles.
Internet est ainsi favorable aux « stars ». Loin de porter atteinte à leur image, l’environnement numérique la renforce et l’accroit. En effet, l’hyper-offre générée par la trop grande diversité de contenus aurait tendance à rabattre le consommateur vers des « valeurs sûres », à savoir les succès populaires très médiatisés. Cet avantage permet même de contrer le téléchargement illicite en agissant comme un investissement sur retour. Ainsi, Justin Bieber est « l’artiste » le plus populaire sur la toile avec 1,9 milliards sur Youtube, suivis par Lady Gaga (1,8 milliards) et Eminem (1,4 milliard). A l’inverse, les « installés », sont les plus touchés, car ils sont désormais soumis à un accroissement de la compétitivité et à un rythme de production plus intense dû à la précarisation des emplois, aux difficultés de représentation et d’exploitation directe des œuvres. Cette fragilisation permet cependant aux « précaires » et aux « amateurs » de venir contrer directement les « installés » sur leur domaine d’activité, et modifie les manières d’accéder à une situation professionnelle stable.
A part les « super-stars » qui se retrouvent isolées et sécurisées au sommet, les trois dernières strates se concurrencent directement et bénéficient globalement des mêmes armes pour se développer, basées désormais avant tout sur la notoriété. L’environnement numérique a donc généré un « marché réputationnel » à part entière. La conséquence directe est une baisse générale de la rémunération, qui nécessite une diversification des tâches, parfois sans aucun lien avec l’activité artistique.
Une atomisation des activités professionnelles des créateurs et une remise en cause du rôle des producteurs
Les créateurs sont obligés de diversifier leurs activités pour pouvoir vivre. Ainsi, les artistes ont de plus en plus tendance à exercer un autre métier plus ou moins complémentaire à l’activité artistique où touchant à ce domaine (un musicien sera également ingénieur du son, professeur ou producteur, un dessinateur sera web designer ou graphiste). Le problème principal de ce phénomène réside dans l’accroissement phénoménal des effectifs culturels (doublé de 1982 à 2007), alors que le volume de travail n’a pas augmentée de manière significative. De ce fait les opportunités se raréfies et sont de plus en plus hétérogènes, la plupart du temps sous forme de CDD et complétés par des indemnités chômage. Les amateurs, qui ont l’avantage d’avoir un emploi qui leur permet de vivre, recherchent avant tout à acquérir une notoriété auprès du public et des groupes de pairs, et n’agissent donc pas dans une logique de profit. Ils viennent directement concurrencer les professionnels du spectacle sur leur terrain, sans avoir à faire de concession artistique. Le numérique place ainsi les professionnels et les amateurs au même niveau et lève les barrières imposées par les standards de l’industrie du spectacle pour ce concerne l’accès au public.
De la même manière, le rôle des producteurs est également concurrencé, car l’éclatement des compétences entraine également une distorsion de la chaine de production. Grâce aux outils numériques très accessibles, les créateurs deviennent leurs propres producteurs, sous condition de maîtriser les techniques des logiciels et d’investir dans un minimum d’équipement. Une fois de plus, les interfaces permettent de dévoiler les œuvres au public sans passer nécessairement par les voies traditionnelles. Néanmoins, le but de ces démarches demeure à terme d’intégrer ces structures traditionnelles, plus sécurisantes d’un point de vue financier.
Une solution qui dérange : l’adoption de la gestion collective sur internet
Le rapport préconise un renforcement des prérogatives inhérentes au régime du droit d’auteur, qui a été mis à mal par les nouvelles pratiques issues du numérique. En premier lieu, la rémunération forfaitaire des auteurs a tendance à être privilégiées dans le contexte, alors que celle ci devrait être proportionnelle (versement d’un minimum garanti aux auteurs dans le cinéma, développement accru des licences légales pour compenser les pertes de valeurs, augmentation des redevances sur les équipements informatiques) et accroît de ce fait l’écart entre les catégories de créateurs.
En ce sens, le rapport adopte une voie en faveur de la gestion collective des droits, qui permettrait de rétribuer chaque acteur de manière équitable et proportionnelle, alors qu’actuellement la gestion individuelle est privilégiée. La gestion collective devrait toucher l’ensemble des espaces de créations, même ceux qui étaient peu concerné jusqu’ici (comme le livre) et devrait permettre d’assurer un minimum d’égalité entre les créateurs en assurant une rémunération fixée par un taux décidé en commission.
L’étude rappel à ce titre qu’actuellement les perceptions issues par les sociétés de gestion collectives sont encore minimales (1,2% pour la SACEM en 2009) et que cette gestion s’avère techniquement difficile à mettre en place au vue des modes de consommation particuliers sur le net (diffusion en streaming, traçabilité des répertoires et identification des œuvres, apparition de nouveaux métiers qui doivent être pris en compte). Cet ensemble de contraintes, très couteuses, devrait faire l’objet à moyen ou long terme d’une conciliation européenne, voire internationale, puisqu’elle nécessite également de prendre en compte les nouveaux acteurs du numérique dans l’espace de création, comme les FAI et les hébergeurs, indifférents aux frontières.
Le rapport Mazars fournis une analyse claire, concise et pertinente de cette problématique extrêmement complexe. Alors pourquoi dérange t-il autant ? Jusqu’à présent, l’ensemble de l’arsenal législatif mis en place par le gouvernement concernant les questions de la protection des droits d’auteurs a pris un aspect répressif, avec les lois HADOPI, ou simplement en faveur d’un renforcement de la protection des ayants droits. Dans tous les cas, les résultats sont plus que mitigés.
Or, le rapport Mazars est la première étude qui préconise une évolution du droit aux contraintes du numérique, et donc logiquement à un remaniement du rôle des acteurs économiques, qui perdront ou gagneront en importance décisionnel et en poids financier selon leur position. Mais comme l’avoue implicitement l’étude elle même, les modifications juridiques nécessaire ne sont que le fruit d’une réalité déjà amorcée depuis longtemps. Et comme le rappel Mesmer, « la vérité est une ligne tracée entre les erreurs ».
SOURCES :
FELIN, « Veille actu et médias filières musicale du 22 décembre 2011 », mis en ligne le 22 décembre 2011, consulté le 22 décembre 2011, URL : http://fede-felin.org/2011/12/veille-actu-medias-filiere-musicale-du-22-decembre-2011/#high_1
TORREGANO (E.), « Rémunération des créateurs, l’étude que l’on a voulu assassiner », ElectronLibre, mis en ligne le 20 décembre 2011, consulté le 22 décembre 2011, URL : http://electronlibre.info/Remuneration-des-createurs-l-etude,01514
BERRETTA (E.), « Etude : les revenus des artistes dans l’ère numérique », mis en ligne le 20 décembre 2011, consulté le 22 décembre 2011, URL : http://www.lepoint.fr/chroniqueurs-du-point/emmanuel-berretta/etude-les-revenus-des-artistes-dans-l-ere-numerique-20-12-2011-1410488_52.php
Cabinet Mazars, « La rémunération des créateurs à l’ère numérique », Etude réalisée à la demande du Ministère de la Culture et de la Communication, 2011.