Dominique Strauss-Kahn se dit être l’objet d’une véritable « traque médiatique ». C’est ce qu’il a affirmé récemment à l’hebdomadaire Le Point[1] auquel il a donné un entretien exclusif. En effet, depuis l’affaire de la Suite 2806 de l’hôtel Sofitel de New-York et les diverses épopées judiciaires dans lesquelles il a été impliqué par la suite, D.S.K. se fait de plus en plus rare dans les médias. Pourtant, la presse française ne cesse de parler de lui et de relayer son image, ce qui exaspère l’ex-Président du Fond Monétaire International (F.M.I.) : « rien ne justifie que je sois devenu l’objet d’une traque médiatique qui, certains jours, finit par ressembler à une chasse à l’homme »[2]. D.S.K. déplore une présence quasi-quotidienne de photographes en bas de chez lui, ainsi qu’une surveillance de ses déplacements en voiture par des paparazzis : « leur présence sur mes talons a quelque chose d’oppressant » indique-t-il au Point[3].
Une « traque » justifiée par des fonctions politiques importantes ?
L’affaire du Sofitel de New-York a été un évènement unique et d’une ampleur considérable dans la vie politique française et internationale. Ce fut un choc pour les Français de voir le futur candidat à l’investiture socialiste pour l’élection présidentielle de 2012 menotté, le regard atterré et surtout sous la houlette de chefs d’accusation extrêmement graves : séquestration, attouchements sexuels et tentative de viol sur une femme de chambre[4]. Ce véritable « coup de tonnerre »[5] met à mal la supposée moralité des personnalités politiques.
La plupart des Français considèrent que les politiciens, du fait de leurs fonctions, doivent donner l’exemple, c’est-à-dire se comporter de manière irréprochable. Sur ce point, Strauss-Kahn est tout de même « plus lucide que résigné, il veut bien admettre que “le caractère public de [ses] fonctions passées est censé justifier l’intérêt des médias pour chacun de [ses] mouvements” »[6] et il attend « simplement de pouvoir reprendre une “vie normale” »[7], indiquant tout de même qu’il n’est « plus un politique mais pas non plus un “people” »[8]. Cette dernière déclaration de l’ex-Président du F.M.I. est d’une importance capitale quant à l’appréciation du caractère abusif ou non de sa « traque médiatique ».
Les juridictions permettent souvent une marge de manœuvre plus large aux journalistes quand il s’agit de révélations concernant des personnalités politiques. Dans son arrêt Lingens contre Autriche du 8 juillet 1986, au paragraphe 42, la Cour européenne des droits de l’homme a admis que « les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance »[9]. Cette interprétation a été reprise par la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 24 novembre 2000, indique que la sauvegarde de la réputation d’une personnalité politique doit « être conciliée avec la libre discussion de son aptitude à exercer les fonctions pour lesquelles il se présente au suffrage des électeurs »[10]. Il reste à savoir si, malgré le fait qu’il n’a plus de fonction politique en France (« Je n’ai plus de responsabilités publiques, je ne suis candidat à rien »[11]), D.S.K. peut légitimement passer au travers du principe mis en évidence par ces jurisprudences européenne et nationale.
Une « traque » justifiée par un évènement d’actualité ?
L’évènement d’actualité pour D.S.K., c’est l’affaire du Carlton de Lille. Si le Procureur de la République a classé sans suite l’enquête portant sur le présumé viol d’une prostituée par l’ex-directeur du F.M.I., ce dernier reste toujours mis en examen pour « proxénétisme aggravé en bande organisée ». D.S.K. reste tout de même présent dans l’actualité via cette affaire judiciaire, ce qui semble justifier son importance vis-à-vis des médias. C’est la première fois dans l’histoire politique française qu’une personnalité de si haut rang (plusieurs fois ministre, président d’une institution internationale, sans aucun doute candidat à l’élection présidentielle de 2012…) se retrouve impliquée dans un si grand nombre d’affaires judiciaires, et surtout pour des faits de crimes sexuels.
Même s’il n’a plus de fonction politique à l’heure actuelle, D.S.K. reste une personnalité publique de premier rang qui, pendant des années, a participé à la gestion des affaires publiques françaises ou joué un rôle important dans l’opposition. Le fait qu’il n’ait aujourd’hui plus aucun mandat pourrait juridiquement justifier l’arrêt de cette « traque médiatique ». Pour autant, même s’il n’avait jamais été une personnalité publique de premier rang, D.S.K. n’aurait pu se plaindre de cette supposée « traque » tout simplement car il est au cœur d’un évènement d’actualité, et que la simple diffusion de son image est légitime au regard du droit au public à être informé. Cependant, si les journalistes, comme le dit Strauss-Kahn, bafouent véritablement sa vie privée, le problème est différent.
D.S.K. « ne supporte plus qu’on s’arroge le droit d’abuser de [sa] situation et des enquêtes judiciaires qui [le] visent – à tort – pour bafouer [sa] vie privée et en livrer aux quatre vents des lambeaux, réels ou inventés […] »[12]. Si ces affirmations de D.S.K. sont réelles et que la presse publie véritablement de fausses informations sur sa vie privée, il est clair que le droit peut sanctionner ces comportements. D’ailleurs, en mars 2012, D.S.K. a porté plainte contre le journal Le Monde pour « violation manifeste de ses droits ». Selon ses avocats, « le quotidien Le Monde […] n’a pas hésité de manière tronquée, puisque parcellaire, à publier des passages choisis de procès-verbaux des auditions de M. Strauss-Kahn […] »[13]. Y’aurait-il mensonge par omission de la part du Monde ?
Une « traque » justifiée par un débat général de phénomène de société ?
Le séisme de l’affaire dite du Sofitel a ouvert un débat qui, jusque là, était abordé à demi-mots dans les médias : les comportements abusifs des personnalités politiques du fait de leur position dominante. L’affaire D.S.K. a ouvert une brèche et a permis à ce débat quelque peu marginal de s’imposer sur le devant de la scène médiatique française. Mais ce nouveau débat peut-il être considéré comme un débat général de phénomène de société ? Il s’agit d’une notion plus large que celle d’évènement d’actualité qui permet la révélation d’éléments de la vie privée d’une personne si ceux-ci contribuent à l’agrémentation d’un débat récurrent dans les médias, lequel ne doit pas systématiquement être associé à un fait particulier. Dans un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 24 octobre 2006, les juges de Haute juridiction ont estimé que la publication par L’Express d’un élément de la vie privée d’un maire – en l’espèce, son appartenance à la franc-maçonnerie – ne pouvait être sanctionnée car les liens entre monde politique et franc-maçonnerie constituaient un débat général de phénomène de société. En est-il de même pour Dominique Strauss-Kahn ? L’idée selon laquelle les hommes politiques font ce qu’ils veulent et profitent de leur position privilégiée a toujours été d’actualité et a toujours fait débat chez les citoyens ; maintenant, ce sont les médias qui reprennent le flambeau et évoque publiquement cette idée.
D.S.K., suite à ses diverses implications dans des affaires à scandale, est une sorte d’avatar de ces comportements. Qu’il soit déclaré coupable ou non, qu’il le soit réellement ou pas, Strauss-Kahn a impacté l’opinion publique et ses mises en cause judiciaires resteront fixées comme un boulet à sa cheville. Il a été celui qui a véritablement officialisé le débat sur les comportements abusifs des personnalités politiques du fait de leur position dominante, lequel peut être véritablement considéré aujourd’hui comme un débat général de phénomène de société. Et D.S.K. en a conscience. Il sait qu’il est au centre de l’attention car il a revêtu de hautes fonctions et a été accusé d’avoir commis des abus car son statut le lui permettait. Les Français sont sensibles à ce genre d’affaire. Comme l’a dit Franz-Olivier Giesbert au lendemain de l’arrestation de D.S.K. : « L’affaire Strauss-Kahn n’est pas seulement un fait divers lamentable ; c’est aussi une histoire qui restera dans les annales »[14]. Plus d’un an après, elle reste toujours gravée dans les esprits. Il n’y a pas que les médias qui se sont intéressés aux prétendus écarts de conduite de D.S.K., ce dernier a également inspiré des concepteurs de jeux vidéo, des scénaristes et des écrivains comme Marc-Edouard Nabe, lequel a revisité l’affaire au travers d’un roman.
Sources :
ANONYME, « Affaire DSK : les sept chefs d’inculpation », leparisien.fr, mis en ligne le 16 mai 2011, consulté le 20 octobre 2012, disponible sur : http://www.leparisien.fr/dsk-la-chute/les-sept-chefs-d-accusation-retenus-contre-dsk-16-05-2011-1452870.php
ANONYME, « DSK va porter plainte pour “violation manifeste de ses droits” », lemonde.fr, mis en ligne le 28 mars 2012, consulté le 20 octobre 2012, disponible sur : http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/03/28/dsk-va-porter-plainte-pour-violation-manifeste-de-ses-droits_1676899_3224.html
BONNEAU B., « Un “coup de tonnerre” pour Martine Aubry », lejdd.fr, mis en ligne le 15 mai 2011, consulté le 20 octobre 2012, disponible sur : http://www.lejdd.fr/Politique/Actualite/Affaire-DSK-Martine-Aubry-appelle-les-socialites-a-rester-unis-dans-314249
CONSEIL DE L’EUROPE, La liberté d’expression en Europe, jurisprudence relative à l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, Dossiers sur les droits de l’homme n°18, Editions du Conseil de l’Europe, 1998-2006, 196 p.
GATTEGNO H., « DSK parle », Le Point, semaine du 11 octobre 2012, p. 48-60.
GIESBERT F.-O., « Le cas Dominique », lepoint.fr, mis en ligne le 17 mai 2011, consulté le 20 mai 2012, disponible sur : http://www.lepoint.fr/editos-du-point/franz-olivier-giesbert/le-cas-dominique-17-05-2011-1331847_70.php
POLITI C., « Affaire du Carlton : le parquet de Lille classe sans suite l’enquête pour viol contre DSK », lexpress.fr, mis en ligne le 2 octobre 2012, consulté le 20 octobre 2012, disponible sur : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/le-parquet-de-lille-aurait-classe-sans-suite-l-enquete-pour-viol-contre-dsk_1168953.html
[1] GATTEGNO H., « DSK parle », Le Point, semaine du 11 octobre 2012, p. 48-60.
[2] Ibid., page 48.
[3] Ibid. page 50.
[4]ANONYME, « Affaire DSK : les sept chefs d’inculpation », leparisien.fr, mis en ligne le 16 mai 2011, consulté le 20 octobre 2012, disponible sur : http://www.leparisien.fr/dsk-la-chute/les-sept-chefs-d-accusation-retenus-contre-dsk-16-05-2011-1452870.php
[5] Cf. déclaration de Martine Aubry, première secrétaire du PS à l’époque, suite à l’arrestation de DSK à New-York le 14 mai 2011 (http://www.lejdd.fr/Politique/Actualite/Affaire-DSK-Martine-Aubry-appelle-les-socialites-a-rester-unis-dans-314249 ).
[6] GATTEGNO H., « DSK parle », op. cit., page 50.
[7] Ibid. page 50.
[8] Ibid. page 50.
[9] CEDH, 8 juillet 1986, Lingens contre Autriche, série A n° 103, § 42.
[10] Ch. mixte, 24 novembre 2000, Bull. 2000, Ch. mixte, Avis, n°4, p. 5.
[11] GATTEGNO H., « DSK parle », op. cit., page 48.
[12] Ibid. page 48.
[13]ANONYME, « DSK va porter plainte pour “violation manifeste de ses droits” », lemonde.fr, mis en ligne le 28 mars 2012, consulté le 20 octobre 2012, disponible sur : http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/03/28/dsk-va-porter-plainte-pour-violation-manifeste-de-ses-droits_1676899_3224.html
[14] GIESBERT F.-O., « Le cas Dominique », lepoint.fr, mis en ligne le 17 mai 2011, consulté le 20 mai 2012, disponible sur : http://www.lepoint.fr/editos-du-point/franz-olivier-giesbert/le-cas-dominique-17-05-2011-1331847_70.php