Dans une décision rendue le 3 juillet 2012, La Cour de Justice de L’Union européenne a autorisé la revente de logiciels dématérialisés « d’occasion », lors d’un litige opposant l’éditeur Oracle à un revendeur allemand, UsedSoft.
Le litige :
Oracle est une entreprise de création de logiciels, qui développe et distribue par internet des programmes d’ordinateur, notamment via le mode «client/serveur ». Le client télécharge une copie du programme directement sur son disque dur, à partir du site internet d’Oracle. De son côté, UsedSoft est une entreprise allemande qui commercialise des licences qu’elle rachète auprès de clients d’Oracle, qui ensuite les revend comme licences « d’occasion ».Certains clients possédant déjà ce logiciel peuvent acheter une licence complémentaire ou une partie de la licence pour des utilisateurs supplémentaires.
Oracle a assigné UsedSoft devant les juridictions allemandes pour que cette pratique de vente de licences « d’occasion » soit interdite. Le Bundesgerichtshof (Cours Suprême Fédérale allemande), qui devait connaître de ce litige en dernier ressort, a saisi la CJUE via une question préjudicielle pour interpréter la directive sur la protection juridique des programmes d’ordinateur (directive 2009/24 CE du Parlement Européen et du Conseil, 23 avril 2009, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, JO L 111/16.), complétant la directive de 2001 à ce sujet.
Le jugement de La Cour de Justice, entre pragmatisme et logique économique :
Devant la Cour, plusieurs questions avaient été posées, notamment pour savoir si un client d’UsedSoft est un acquéreur légitime de la copie « d’occasion ». De plus, la juridiction de renvoi se demande si le droit de distribution de la copie d’un ordinateur est épuisé au sens de la législation du droit européen.
La Cour de Luxembourg répond par l’affirmative en donnant raison à UsedSoft, en l’autorisant à vendre des licences logicielles « d’occasion » après leur vente initiale auprès de clients d’Oracle, et ce faisant épuise les droits de distribution, que ce soit des produits matériels ou dans ce cas d’espèce, immatériels.
Pour ce faire, La Cour s’appuie sur les directives de 2001 et 2009, qui transposent des traités internationaux de l’OMPI sur le droit d’auteur.
En effet, ces derniers appliquent la théorie de l’épuisement des droits de distribution s’adressant normalement à la revente de biens matériels, (livres, CD ou DVD d’occasion). Traditionnellement, cette règle provient aussi de l’article 544 du Code Civil qui autorise le propriétaire de disposer de son bien et de l’article 28 du Traité de Rome du 25 mars 1957, qui défend la libre circulation des biens.
La théorie de l’épuisement est in fine assez simple à comprendre: l’auteur ou son ayant-droit, dès lors qu’il a accepté de divulguer et de distribuer l’œuvre au sein de L’Union Européenne, ne peut plus avoir de contrôle sur la circulation ultérieure des exemplaires commercialisés. Cette règle a déjà été affirmée dans des jurisprudences antérieures de la Cour dans le domaine du droit d’auteur, en 1981 (CJCE, 20 janvier 1981, Musik Vertrieb Gmbh et K-Tel International c/GEMA, puis CJCE, 22 janvier 1981, Dansk Supermarked c/Imerco).
Pour appliquer la théorie de l’épuisement aux logiciels dématérialisés à l’origine, alors que ce n’était pas prévu par le législateur communautaire, la cour adopte un point de vue pragmatique, et surtout économique, en considérant que les mêmes règles doivent s’appliquer aux supports matériels et immatériels. De ce fait, le support est indifférent et le résultat est identique, la nature du logiciel importe peu.
De plus, la Cour entendant la notion de « vente » de façon souple, qui se définit simplement par un transfert de propriété, la copie acquise par l’acquéreur initial est bien une « vente » au sens où il a acquis un logiciel et sa licence d’utilisation. En réalité il ne lui appartient pas au sens propre du terme car il a acheté seulement un droit d’utiliser ce logiciel. Puisque l’acheteur est propriétaire du droit d’utiliser cette copie, il peut la transférer à un tiers, quelles que soient les stipulations contractuelles d’origine, dès lors qu’elle n’est pas limitée dans le temps.
Par la suite, la Cour donne son argument principal, qui dépasse le seul champ des logiciels dématérialisés pour s’étendre à tous produits immatériels, en argumentant que peu importe que la copie ait été mise à disposition par le biais du site internet du fabricant ou par support matériel comme un CD ou un DVD, car l’épuisement du droit de distribution prend effet après la première vente de la copie par le titulaire du droit d’auteur ou avec son consentement.
En substance, un logiciel matériel ou immatériel est une « copie », et sa vente épuise le droit de distribution de l’éditeur ainsi que les droits d’auteur sur cette copie. UsedSoft peut s’appuyer sur cette théorie afin de vendre des licences d’occasion à d’autres acheteurs tiers à ceux d’origine.
Il est important de noter que la Cour ne pouvait que juger de cette manière et considérer les logiciels sur internet en « boîte » de la même façon, car distinguer les logiciels selon leur forme de distribution créerait une différence de traitement ainsi qu’une entrave à la liberté de circulation des marchandises, pilier fondamental de l’Union Européenne. Le principe d’épuisement du droit de distribution ne doit pas disparaître sous le prétexte de logiciels dématérialisés ; puisque cela permettrait au titulaire des droits d’auteur comme Oracle dans ce cas d’exercer un contrôle abusif sur ses produits dématérialisées alors que les logiciels « en boîte »ne pourraient bénéficier de ce type de surveillance inapproprié.
Cet arrêt permet d’éclaircir beaucoup de questions sur une possible distinction entre les logiciels selon leur format, mais ne résout pas toute la problématique. D’autant qu’en France, le droit de distribution n’a pas la même portée juridique par rapport à ce qu’entendent les juges de la Cour de Luxembourg car l’article L.122-3-1 du Code de la Propriété Intellectuelle évoque la notion du « droit de destination », notion plus large que le « droit de distribution » évoqué ici.
Quel avenir pour les logiciels dématérialisés ? :
Malgré le positionnement des juges en faveur de la vente des licences dématérialisées, ces derniers ont posé une condition pour que soit considéré comme légal :
-L’acquéreur initial de la copie matérielle ou immatérielle doit désinstaller le logiciel acheté (le rendant inutilisable) de son ordinateur au moment de la revente. S’il continue à l’utiliser, ce serait une violation du droit exclusif du titulaire du droit d’auteur à la reproduction de son programme d’ordinateur. En effet, le droit de reproduction ne s’épuise pas à la première vente contrairement au droit de distribution. Tout acquéreur ultérieur d’une copie, pour laquelle le droit de distribution du titulaire du droit d’auteur est épuisé, est un acquéreur légitime et peut télécharger la copie qui lui a été vendue.
Toutefois, comme l’a souligné la Cour, à partir des observations d’Oracle, il est difficile de vérifier si une copie de logiciel d’ordinateur est rendue inutilisable par l’acquéreur initial. Les juges répondent que ce problème s’applique aussi bien aux logiciels matérialisés que dématérialisés. Pour résoudre cette difficulté, il faudra utiliser des techniques de protection comme les clés produites, ou d’autres mesures comme les DRM[1], très controversés ces dernières années, pour lutter contre la multiplication de produits illicites.
De plus, la solution de la Cour n’est valable que pour les licences concédées sans limitation de durée. Une licence concédée pour un an ne peut être cédée par l’utilisateur au-delà de douze mois.
Au vu des décisions de Luxembourg, on pourrait croire que cela donnerait une autorisation à la revente de logiciels dématérialisés d’occasion. Bien évidemment, les grands revendeurs, notamment ceux de l’industrie des jeux vidéo, sont farouchement contre cette décision, frileux à l’idée de perdre de larges bénéfices à cause de prix inférieurs à la revente et donc ils ne retirent aucun bénéfice, d’où la création de codes exclusifs pour lutter contre la revente de jeux « utilisés ». Au delà des logiciels, c’est toute l’industrie des produits culturels qui sera impactée, et pourra en tout état de cause essayer de remettre en question le trafic d’œuvres illicites.
Il est sûr que dans un avenir proche, de nombreux contentieux verront le jour entre les revendeurs de licence et les éditeurs, pour déterminer les droits et obligations entre distributeurs « originaux » et distributeurs « d’occasion », dans le respect des intérêts économiques de chacun, et de ceux des utilisateurs. Ce n’est pas parce que la technologie change que les prérogatives de tous doivent disparaître, car ces dernières procèdent de principes supérieurs que le droit d’auteur ne peut pas ignorer…..
Sources :
ANONYME, Cour de Justice de l’Union Européenne, Communiqué de Presse n°94/12, Arrêt dans l’affaire UsedSoft GmbH/Oracle International Corp., curia.europa.eu, mis en ligne le 3 juillet 2012, consulté le 16 octobre 2012, disponible sur http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2012-07/cp120094fr.pdf.
BERNE X., “La CJUE autorise la revente de licences de logiciels « d’occasion »”, pcimpact.com, mis en ligne le 4 juillet 2012, consulté le 22 octobre 2012, disponible sur http://www.pcinpact.com/news/72159-cjue-autorise-revente-licences-logiciels-%C2%AB-d%E2%80%99occasion-%C2%BB.htm.
CARON C., “Droit de distribution rime avec transfert de propriété”, consulté le 16 octobre 2012, Communication Commerce Electronique n°7, Juillet 2008, commentaire n°87, p.25.
LEBEN H., “La vente dématérialisée de logiciels d’occasion est légale…sous certaines conditions”, channelbiz.fr, mis en ligne le 13 juillet 2012, consulté le 16 octobre 2012, disponible sur http://www.channelbiz.fr/2012/07/13/la-vente-dematerialisee-de-logiciels-doccasion-est-legale-sous-certaines-conditions/.
LUCAS A., “Le droit de distribution et son épuisement”, consulté le 16 octobre 2012, Comm.com.électr., n°11, Novembre 2006, étude 25, p.6-8
STAUB ET ASSOCIES, “Les licences d’occasion d’un logiciel sont licites même sans l’accord du titulaire des droits (CJUE, 3 juillet 2012)”, immateria.fr, consulté le 16 octobre 2012, disponible sur http://www.immateria.fr/fr/blog/view/162/les-licences-dyoccasion-dyun-logiciel-sont-licites-meme-sans-accord-du-titulaire-des-droits-cjue-3-juillet-2012/?of=4.
WOITIER C., “La vente de licences logicielles est légale”, lefigaro.fr, mis en ligne le 4/07/2012, consulté le 20/10/2012, disponible sur http://www.lefigaro.fr/hightech/2012/07/04/01007-20120704ARTFIG00454-la-revente-de-licences-logicielles-est-legale.php.
[1] DRM : Digital Rights Management, système de protection contre la copie