Le 3 janvier 2013 Free a décidé lors d’une mise à jour de sa Freebox « Révolution » (1.1.9) d’activer une nouvelle fonctionnalité, par défaut et sans prévenir ses abonnés : un bloqueur de publicités. Si le procédé peut surprendre, il ne s’arrêtait pas là puisque sa particularité était qu’il bloquait principalement les publicités venant de Google. Mais en réponse aux vives réactions, trois jours plus tard, la fonctionnalité a été supprimée.
Cet événement nous permet de réfléchir, sur les raisons d’un tel blocage de la part de Free et plus globalement, sur la neutralité des fournisseurs d’accès internet (FAI) en France.
Le bloqueur de publicités
Il existe depuis longtemps des extensions de navigateurs proposant un logiciel qui bloque les publicités en filtrant toutes les bannières et liens sponsorisés pour les empêcher de circuler dans le navigateur (notamment l’emblématique Adblock Plus). Ce système a la particularité d’être choisi par l’internaute et il ne s’applique que sur l’appareil où il est installé. En revanche, lorsqu’un FAI (comme Free) décide de bloquer les publicités, techniquement, il n’a pas l’obligation de solliciter ses abonnés puisqu’il peut, à distance, mettre en place le bloqueur. Le dispositif de Free a donc été lancé de manière unilatérale. Cette idée avait déjà été proposée en 2000 par le FAI « NoPub » pour plus de rapidité et de diversité auprès des abonnés mais la société ayant été rachetée par 9 Telecom, l’idée a ensuite été abandonnée.
Pour autant, et c’est ce qui est discutable, contrairement à ce dernier dispositif de blocage généralisé, le bloqueur de publicités Free aurait été paramétré de telle sorte que seules les publicités venant de Google soient bloquées. Mais sans surprise, certains sites ont en effet échappé à ce blocage, c’est notamment le cas du journal Le Monde dont Xavier Niel est, à titre personnel, actionnaire du journal. Pour autant, si les abonnés ont pensé à un disfonctionnement, les heures passant ils ont fini par comprendre que ce n’était pas une erreur. Si le dispositif était installé par défaut, les abonnés (érudits) pouvaient le désactiver. La ministre déléguée à l’Économique Numérique, Fleur Pellerin, a alors demandé à rencontrer Xavier Niel (PDG de la société Iliad, société mère du FAI « Free »), dénonçant un dispositif unilatéral « de prise d’otage des abonnés de Free ». Curieusement, dans la nuit précédant cette réunion, le bloqueur était toujours sur « on » mais les publicités étaient de nouveau visibles.
Cependant, ce n’est que le début puisque la fonctionnalité est de nouveau proposée aux abonnés depuis le 17 janvier, leur laissant cette fois le choix de bloquer ou non les publicités en activant/désactivant le bloqueur directement sur la Freebox. À cette occasion, le bloqueur de publicités a également été étendu aux abonnés Free Mobile (qui compte près de 5 millions d’abonnés) certes non par défaut mais qui, à la différence de la Freebox sous contrôle de l’abonné, « n’est pas opéré par le terminal (un logiciel installé sur le Smartphone) ou par un autre équipement sous le contrôle de l’abonné, mais directement au cœur du réseau. » Cela nous rappelle combien les FAI peuvent « contrôler » leur réseau.
Les raisons du blocage
La position du gouvernement est aujourd’hui plus nuancée : en réalité, Free aurait posé une « bonne question » qui est : « peut-on imposer à Google de payer pour utiliser les tuyaux des FAI ? » Madame la ministre Fleur Pellerin, invitée de l’émission Médias LeMag sur France 5 le 13 janvier, a déclaré : « Des opérateurs utilisent les infrastructures, utilisent les contenus et on un comportement en terme financier, de passager clandestin. » En effet, ce dispositif de blocage repose sur la problématique du financement du réseau que Google monopolise avec YouTube, GoogleMaps ou encore GoogleTV sans reverser aucune contrepartie financière alors qu’il génère la plus grosse partie de ses revenus avec la publicité sur Internet.
C’est toute la problématique du peering (ou interconnexion entre réseaux), que Orange a réussi à régler en trouvant un accord avec Google en 2010. Il nous faut également rappeler que l’autorité de la concurrence a considéré, en septembre dernier, que l’opérateur (en l’espèce Orange) était légitimement en droit de demander une rémunération quand le trafic entrant sur son réseau depuis un autre acteur (en l’occurrence Cogent) est au moins 2,5 fois supérieur au trafic sortant. Techniquement, on parlera d’asymétrie du trafic échangé entre deux opérateurs.
La discorde entre Free et Google et Free illustre aussi ces problématiques. En effet, les Freenautes ont pu remarquer qu’en période de pointe (de 18h à 22h notamment) les vidéos YouTube (propriétés de Google) sont très difficilement accessibles, même en définition normale. C’est un problème technique de gestion de trafic qui s’explique par le fait que Google utilise de plus en plus de bande passante en envoyant de plus en plus de données sur le net. Cela contribuant à ralentir le réseau Free, ce dernier a averti le géant des moteurs de recherche qu’il devait participer au financement des rénovations du réseau pour rendre l’utilisation des tuyaux optimale. Mais Google refuse de payer en s’abritant derrière le principe de neutralité des réseaux. La réponse de Xavier Niel fut alors assez explicite puisqu’il suggéra à ses abonnés désireux de consulter des vidéos, d’aller sur la plateforme française de partage de vidéos Dailymotion. Désormais, les données de YouTube passent par d’anciens réseaux sous dimensionnés par rapport au débit qu’ils utilisent, ce qui explique les ralentissements que connaissent les Freenautes actuellement. En décembre 2012 un accord était sur le point d’être signé entre Google et Free mais il a été annulé au dernier moment. Free a donc, dès le 3 janvier riposté avec son bloqueur de publicités, afin de faire pression sur Google qui chaque jour perdrait un million d’euros de recettes, sachant que le réseau Free compte plus de 5,2 millions d’abonnés Internet.
Selon certains experts, l’usage de YouTube impacterait à hauteur de 20% des coûts réseaux de Free. Pour autant, Xavier Niel a déclaré : « YouTube n’est pas un ennemi. […] Dès le début, nous voulions mener ce test quelques jours seulement. » Il a également insisté sur le fait que le dispositif a été mis en place après le 1er janvier, dans une période où les recettes publicitaires sont « les plus basses ». « Free a fait, je crois, ce que tous les opérateurs télécoms au monde rêve de faire un jour : c’est-à-dire dire à Google […] : si vous voulez que tout votre Internet continue a passer par nos réseaux, il va falloir que quelqu’un paye, parce que ces réseaux il faut les moderniser. Alors vous avez deux options : soit c’est le consommateur qui paye soit c’est Google qui paye. » souligne Stéphane Soumier, chroniqueur sur BFM TV.
Pourtant, dans l’hypothèse où Google accepterait de participer à la rénovation des tuyaux de Free, cela aurait un impact considérable sur les investissements qu’il aurait à faire auprès de tous les autres opérateurs. Dans le même temps, Free serait obligé d’augmenter ses tarifs ce qui serait en contradiction avec sa politique « low cost ». Reste à savoir si ce combat de David contre Goliath pourra connaître une autre fin.
Le blocage des publicités par Free est-il légal ?
Si Free a peut-être eu l’audace de relancer le débat sur le financement des rénovations des infrastructures et de s’attaquer directement à Google, il a aussi pris le risque de s’exposer à d’éventuelles poursuites judiciaires, des Freenautes et de Google, alors même que le géant américain est loin d’être blanc comme neige. Mais s’il est prouvé que la mesure a pour objectif de nuire à une entreprise précise, en l’occurrence Google, cela pourrait être considéré comme illégal puisque c’est une entrave à la concurrence libre et non-faussée. Et selon Benjamin Bayart : « Si c’est fait pour faire plier Google dans une négociation en cours sur le financement des interconnexions privées, c’est tout simplement du racket. » Cette discrimination de la part de Free pourrait même être considérée comme un abus de position dominante. Et selon le journaliste Guillaume Champeau, « Free montre le pouvoir extraordinaire des fournisseurs d’accès à internet sur l’information, qui peuvent décider d’altérer le contenu d’un site internet. »
De plus, Free, qui vend un accès à tous les services de l’Internet, a imposé à ses abonnés un nouveau dispositif sans prendre le soin de les avertir des changements proposés. Or, une telle modification significative de ces services auraient dû faire l’objet d’une information envers ses clients. Juridiquement, ce manque de transparence peut être qualifié en un manquement au devoir d’information voire même une dissimulation substantielle au sens de l’article L.121-1 du Code de la consommation.
Selon le professeur de Droit, Cédric Manara : « comme l’argent est le nerf de la guerre, la pub est le ventricule de l’internet. » Ainsi, les régies publicitaires fournissent un service de communication au public en ligne, certes limité à une bannière publicitaire pour autant, cette communication au public par voie électronique au sens de l’article 1er de la LCEN s’entend comme l’exercice de la liberté d’expression. En l’espèce, Free a limité cette liberté en bloquant les publicités.
Enfin, Free considère que juridiquement, la Freebox fait partie de son propre réseau. Toutefois, le fait de pouvoir utiliser un autre modem que celui fourni par l’opérateur a fait dire, notamment à Benjamin Bayart (expert en télécommunications), qu’il n’y avait pas d’atteinte à la neutralité du net. Pour autant, la somme des agissements évoqués tend à remettre en cause la neutralité du net et plus particulièrement des FAI qui tendent, comme les hébergeurs, a jouer un rôle de plus en plus actif sur les contenus. Affaire à suivre…
Sources
– CARIO (E.), « Pellerin goûte la salade de Free », liberation.fr, mis en ligne le 7 janvier 2013 et consulté le 10 janvier 2013, http://www.liberation.fr/medias/2013/01/07/pellerin-goute-la-salade-de-free_872298
– CHAMPEAU (G.), « Free propose aussi le blocage de la publicité sur Free Mobile ! », numerama.com, mis en ligne le 17 janvier 2013 et consulté le 21 janvier 2013, http://www.numerama.com/magazine/24803-free-propose-aussi-le-blocage-de-la-publicite-sur-free-mobile.html
– COL (P.), « Filtrage de la pub par Free : il y eut un précédent dès 2000 avec le FAI NoPub », zdnet.fr, mis en ligne le 4 janvier 2013 et consulté le 20 janvier 2013, http://www.zdnet.fr/actualites/filtrage-de-la-pub-par-free-il-y-eut-un-precedent-des-2000-avec-le-fai-nopub-39785864.htm
– GÉVAUDAN (C.) – CARIO (E.), « Écrans.fr, le podcast dans les tuyaux », écrans.fr, mis en ligne et consulté le 21 janvier 2013, http://www.ecrans.fr/Video-Ecrans-fr-le-podcast-dans,15823.html
– ILIAD « Communiqué de presse – Chiffre d’affaires du 3ème trimestre 2012 », Iliad.fr, http://www.iliad.fr/finances/2012/CP_151112.pdf
– Médias le magazine, france5.fr, mis en ligne et consulté le 13 janvier 2013, http://www.france5.fr/emissions/medias-le-magazine/diffusions/13-01-2013_22407
– REES (M.), « Free #AdGate : ‘’Un FAI peut-il contrôler l’expérience utilisateur’’ », pcinpact.com, mis en ligne le 4 janvier 2013 et consulté le 20 janvier 2013, http://www.pcinpact.com/news/76490-free-adgate-fai-peut-il-controler-experience-utilisateur.htm