« Qu’est-ce-que la liberté d’expression ? Sans la liberté d’offenser elle cesse d’exister ». Tels ont été les mots du célèbre écrivain indien Ahmed Salman Rushdie ayant lui aussi été concerné par un scandale suite à la publication des « Versets sataniques » en 1988. La liberté d’expression impliquerait donc celle d’offenser certains interlocuteurs, mais jusqu’à quel point ?
Le 27 décembre 2013, le Ministre de l’Intérieur Manuel Valls publiait un communiqué de presse intitulé « Condamnation des propos racistes et antisémites de Dieudonné M’bala M’bala » à travers lequel il indiquait que toutes les voies juridiques seraient étudiées dans le but d’interdire les « réunions publiques » de celui-ci.
Le 6 janvier 2014, le Ministre de l’Intérieur publiait une circulaire à destination des Préfets intitulée : «Lutte contre le racisme et l’antisémitisme — manifestations et réunions publiques – spectacles de M. Dieudonné M’Bala M’Bala». Celle-ci visait à renseigner les Préfets sur toutes les voies de droits et pouvoirs leur étant ouverts afin d’interdire la tournée du nouveau spectacle de Dieudonné « Le Mur » qui débutait trois jours plus tard, soit le 9 janvier 2014. Ainsi, le Ministre de l’intérieur indique que : «Le respect de la liberté d’expression ne fait pas obstacle à ce que, à titre exceptionnel, l’autorité investie du pouvoir de police interdise une activité si une telle mesure est seule de nature à prévenir un trouble à l’ordre public».
Le 7 janvier, un arrêté du Préfet de la Loire Atlantique portait interdiction du spectacle « Le Mur » pour sa première date, le 9 janvier 2014, à Saint-Herblain.
Le 9 janvier, jour J pour Dieudonné, le Tribunal administratif de Nantes était saisi par ses avocats en vue de l’annulation de cet arrêté et donc de l’autorisation de son spectacle. Requête à laquelle le Tribunal a répondu favorablement en estimant que les troubles à l’ordre publique susceptibles d’être provoqués par le spectacle n’étaient pas suffisants pour justifier cette mesure. La première instance a donc fait primer la liberté d’expression.
Le même jour, le Conseil d’État était saisi d’une procédure de référé à l’initiative du Ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, en vue de l’annulation du précédent jugement. La Haute Juridiction administrative répondit favorablement à la demande du Ministre en estimant à travers son ordonnance de référé qu’un risque de trouble à l’ordre public existait et que pour la première fois une atteinte était portée à la dignité de la personne humaine à travers les propos litigieux.
Ce bref rappel était nécessaire afin que les confusions ne soient pas possibles et que le contexte soit bien situé.
L’ordonnance du Conseil d’État interdisant le spectacle d’un humoriste est une première en France. Cela n’était en effet jamais arrivé auparavant et pose donc quelques questions qui resteront purement juridiques.
Liberté d’expression VS/ ordre publique et respect de la dignité de la personne humaine
L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». Le régime de la liberté d’expression française est un régime répressif, ce qui signifie qu’aucune interdiction ne peut normalement avoir lieu a priori. Agnès Tricoire, avocate et auteur du « Petit traité sur la liberté de création » s’est insurgée face à cette interdiction préalable. Elle dénonce en effet que cela soit « particulièrement attentatoire aux libertés fondamentales, et notamment la liberté d’expression ». De l’autre côté, Gérald Garutti, auteur et metteur en scène, dénonce le fait que la société s’insurge contre cette interdiction préalable alors que le spectacle de Dieudonné M’bala M’bala était déjà « rodé » et avait donc fait l’objet de plusieurs représentations avant sa tournée officielle.
Agnès Tricoire, regrette, elle, que les peines prononcées à l’encontre de celui-ci n’aient pas donné lieu à effectivité et préconise l’accomplissement de ces peines et donc le paiement des amendes, à la place d’une interdiction préalable qui pourrait donner lieu à de nombreux débordements et à une plus large censure.
En effet, au sein de son ordonnance de référé, le Conseil d’Etat justifie l’interdiction de ce spectacle à travers deux notions : le risque de trouble à l’ordre public et l’atteinte au principe de respect de la dignité de la personne humaine.
Au sein de son ouvrage « Dictionnaire du vocabulaire juridique » Gérard Cornu définit l’ordre public comme un « état social dans lequel la paix, la tranquillité et la sécurité publique ne sont pas troublées ». D’après le Conseil d’Etat, l’interdiction préalable avait donc pour but de prévenir un trouble à cet ordre public. Mais il n’est pas énoncé clairement de quel risque il pourrait bien s’agir. En effet, aucune manifestation, aucune violence n’a eu lieu durant les précédents spectacles et durant l’attente du nouveau spectacle. On peut cependant citer quelques exemples d’annulation de spectacles pour risque de troubles à l’ordre public. En 2005, le concert de Capleton, star du reggae dancehall jamaïcain, avait été annulé dans trois villes (Toulouse, Reims et Lille) au motif que nombre de ses titres contenaient des propos homophobes. Plus récemment, en 2010, le groupe Sexion d’Assault voyait également son concert annulé suite à la tenue de propos homophobes.
Ainsi, même en l’absence de toute matérialisation de trouble à l’ordre public, le risque de celui-ci suffit à l’interdiction d’une manifestation culturelle.
Cependant, la dignité humaine est un concept on ne peut plus flou et englobe de nombreux éléments. L’arrêt fondateur en la matière est l’arrêt « Commune de Morsang-sur-Orges » en date du 27 octobre 1995, il est relatif à l’interdiction des « lancers de nains » qui avaient auparavant lieu lors des foires, à titre de spectacle. Le Ministre de l’intérieur fait référence à cet arrêt pour justifier l’atteinte à la dignité de la personne humaine en l’espèce, or, il ne s’agit pas ici des mêmes circonstances. En effet, il pourrait être soutenu que l’atteinte mentionnée dans l’arrêt de 1995 est relatif à la dignité physique. Or, des propos peuvent-ils être attentatoires à la dignité de la personne humaine ? Cette question a enflammé la toile.
L’utilisation de cette notion à de telles fins est considérée comme dangereuse par une partie des juristes ayant étudié cette affaire. En effet, si cette argumentation est suivie par les juridictions suivantes, certains craignent que de nombreuses pratiques soient interdites pour cause d’atteinte à la dignité de la personne humaine tels que : la prostitution, l’avortement… Cette notion étant extrêmement floue, et non délimitée par le Conseil d’État, elle peut donc toucher à des sujets beaucoup plus sensibles et sociétaux qu’un spectacle humoristique.
La rapidité de la décision et son manque de précision peuvent donc s’avérer être un danger pour les libertés, qu’elles soient individuelles ou collectives.
La notion de « réunion publique »
La Circulaire du Ministre de l’Intérieur fait référence à l’arrêt Benjamin du Conseil d’Etat en date du 19 mai 1933 afin d’expliquer les conditions dans lesquelles une réunion publique ou un spectacle peuvent être interdits :
– L’existence de graves risques de trouble à l’OP induit par cette manifestation
– L’impossibilité de prévenir ces troubles par des mesures de polie appropriées moins attentatoire aux libertés que l’interdiction
Le spectacle, lui, doit :
– S’inscrire dans la suite de spectacles ayant déjà donné lieu à des infractions pénales
– Ne peut être regardé comme un « dérapage » ponctuel qu’expliquerait la libre expression artistique, mais est délibéré, réitéré en dépit des condamnations pénales précédentes, et constitue un des ressorts essentiels de la représentation.
– Les infractions en cause doivent être liées à des propos ou des scènes susceptibles d’affecter le respect dû à la dignité de la personne humaine, qui est une des composantes de l’ordre public (selon l’arrêt du Conseil d’Etat « Commune de Morsang sur Orge » en date du 27 octobre 1995)
Le pouvoir de police des spectacles peut donc s’appliquer en application de l’article L 2212-2 du CGCT si ces conditions sont réunies.
Cependant, dans sa première circulaire en date du 27 décembre 2013, le Ministre de l’intérieur ne fait référence qu’à des « réunions publiques » puisqu’il considère qu’elles « n’appartiennent plus à la dimension créative ». Cela justifierait donc l’intervention de l’autorité publique, dans un cadre public. Mais il est possible de se demander si ces réunions n’ont en réalité pas un caractère public, mais privé. En effet, l’arrêt « Bucart » du Conseil d’État en date de 1936 énonce que les réunions ont un caractère privé dès lors que les personnes y participant disposent d’une invitation personnelle. Il est expliqué au sein d’un article qu’aujourd’hui le critère est celui du caractère privé ou public de la réunion. Or en l’espèce, les personnes assistant au spectacle de Dieudonné ont acheté leur place (55 euros pour son dernier spectacle) et ont choisi de s’y rendre. Les personnes n’ayant pas souhaité assister à la représentation n’auront alors rien entendu et rien vu de celle-ci qui s’avèrerait alors « fermée ». Il est donc possible de remettre en question cette dénomination.
Cependant, les nombreux débordements de Dieudonné M’bala M’bala et ses sept condamnations définitives pour la tenue de propos jugés « racistes et antisémites » poussent les autorités publiques à ne plus le considérer comme un humoriste qui ne serait donc plus protégé par la liberté de création et notamment par le droit à l’humour que l’artiste a souvent invoqué.
L’invocation du droit à l’humour
Selon Lucien Fabre, l’humour est « une des causes du rire ».
Cependant, les autorités publiques considèrent aujourd’hui que les spectacles de Dieudonné ne relèvent plus de l’humour et donc plus de sa protection. Alors, d’où proviennent les rires des 2 millions de spectateurs de Dieudonné ?
Selon Bernard Mouffe, avocat et auteur de l’ouvrage « Le droit à l’humour » : « L’humour est un mode d’expression intrinsèquement lié à son locuteur : ce sont les intentions de l’humoriste, et non l’acte humoristique en lui mm, qui seront mises en avant si cet acte a dégénéré ».
Le droit à l’humour dispose aujourd’hui d’un socle jurisprudentiel protecteur acquis au fil du temps afin de protéger cette forme d’expression satirique, critique et parfois offensante. Mais les parois entre humour et débordement sont parfois perméables.
Afin de mieux comprendre le contexte dans lequel l’humour de notre temps s’exerce, nous sommes partis à la recherche de sketch relatifs à des communautés.
Ainsi, dans « Le philosophe arabe » l’artiste Coluche, n’hésite pas à ironiser sur le nez de son colocataire d’origine arabe lui permettant de « fumer sous la douche » ou encore à faire référence à son odeur ou à ses mains sales.
Aussi, dans son sketch intitulé « Les Juifs » Pierre Desproges ironise pendant une quinzaine de minutes sur la situation de cette communauté.
Cependant, la subtilité, l’autodérision et la limite non franchie par ces deux artistes peuvent s’avérer être une des différences ayant amenée la Haute Juridiction à considérer que Dieudonné M’bala M’bala avait franchi cette limite ne lui permettant plus d’invoquer son droit à l’humour. Nous retrouvons donc ainsi les échos des mots de Bernard Mouffe expliquant que tout dépendra, y compris l’interprétation que les juges auront de ces spectacles, de l’intention qu’avait le locuteur.
Il est également important de préciser qu’outre cette liberté d’expression dont chaque personne peut se prévaloir, celle-ci n’est pas sans limite. En effet, la loi Gayssot « tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe » en date du 13 juillet 1990 apporte une restriction à la liberté d’expression. Chaque artiste est donc tenu de respecter la loi, sous peine de se voir infligé une amende, tel que cela a été le cas pour Dieudonné M’bala M’bala.
Le droit à l’humour n’est donc légalement pas absolu, tout comme la liberté d’expression, afin de respecter l’Histoire de chacun.
Une possible condamnation de la France ?
Dieudonné M’bala M’bala et ses avocats ayant épuisés toutes les voies de recours internes sont aujourd’hui dans la possibilité de saisir la Cour Européenne des Droits de l’Homme afin de contester cette décision.
En effet, d’après l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière » et poursuit cependant en énonçant que « Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations ». Elle ne mentionne cependant pas le cas de l’interdiction préalable d’un spectacle à caractère humoristique. De plus, dans un arrêt « De Haes et Gijsels contre Belgique » elle énonce que : « le droit à la liberté d’expression et le droit de critique sont les pierres angulaires de toute expression humoristique, qui vaut tant pour les idées accueillies avec ferveur que pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent », élément qui pourrait bien faire pencher la balance en faveur de Dieudonné M’bala M’bala.
Après maintes condamnations, la France se positionne aujourd’hui au rang de troisième pays le plus condamné par la Cour de Strasbourg pour atteinte à la liberté d’expression, avant même la Russie.
Dernièrement, le 14 mars 2013 l’affaire « Eon contre France » avait valu à cette dernière une énième condamnation. Celle-ci ayant par ailleurs abouti à la suppression du délit « d’offense au Président de la République » pour lequel le demandeur avait été condamné.
La Cour Européenne des Droits de l’Homme conçoit donc la liberté d’expression d’une façon plus libérale que notre pays et pourrait ainsi condamner, de nouveau, la France pour atteinte à la liberté d’expression.
Ainsi, cette affaire met en exergue des notions aussi complexes qu’elle-même et le contexte actuel des choses ne permet pas de donner un avis juridique définitif sur la situation. Il serait cependant nécessaire que les juridictions françaises encadrent les notions qu’elles ont dégagées de leurs décisions, afin que des abus et de graves atteintes à la liberté d’expression ne soient pas permises légalement et justifiées par une jurisprudence imprécise.
SOURCES :
HACQUEMAND (E.), « Voici la circulaire anti-Dieudonné envoyée par Valls aux préfets », Leparisien.fr, publié le 06 janvier 2014, consulté le 7 janvier 2014, disponible sur : http://www.leparisien.fr/politique/la-circulaire-anti-dieudonne-de-valls-aux-prefets-06-01-2014-3467133.php
ANONYME, « Dieudonné. Les exemples récents de spectacles interdits », Ouest-france.fr, publié le 06 janvier 2014, consulté le 8 janvier 2014, disponible sur : http://www.ouest-france.fr/dieudonne-les-exemples-recents-de-spectacles-interdits-1835886
LEPLONGEON (M.), « Les fâcheuses habitudes de la France avec la liberté d’expression », Lepoint.fr, publié le 09 janvier 2014, consulté le 11 janvier 2014, disponible sur : http://www.lepoint.fr/societe/les-facheuses-habitudes-de-la-france-avec-la-liberte-d-expression-09-01-2014-1778490_23.php
ANONYME, « Dieudonné, quel recours maintenant ? », Lenouvelobservateur.com, publié le 10 janvier 2014, consulté le 10 janvier 2014, disponible sur : http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20140109.OBS1908/dieudonne-quel-recours-maintenant.html
ANONYME, « Spectacle de Dieudonné : ” l’interdiction est contestable juridiquement ” », francetvinfo.fr, publié le 09 janvier 2014, consulté le 10 janvier 2014, disponible sur : http://www.francetvinfo.fr/societe/dieudonne/spectacle-de-dieudonne-linterdiction-est-contestable-juridiquement_501203.html
POJ, « L’importante jurisprudence Dieudonné », mediapart.fr, publié le 09 janvier 2014, consulté le 10 janvier 2014, disponible sur : http://blogs.mediapart.fr/blog/poj/090114/limportante-jurisprudence-dieudonne
Vidéo :
« Ce soir (ou jamais ! ) », « Faut-il interdire les spectacles de Dieudonné ? », Pluzz.fr, diffusé le 11 janvier 2014, disponible sur : www.pluzz.fr