Dans un courrier commun en date du 27 octobre 2015 adressé au Commissaire européen à l’Economie et à la Société numériques, Günther Oettinger, les directeurs des bibliothèques nationales européennes se sont unis pour réclamer l’instauration d’une nouvelle exception au droit d’auteur : l’héritage culturel. Cette exception leur permettrait de pouvoir numériser et mettre à disposition des oeuvres ne faisant plus l’objet d’une exploitation commerciale, sans avoir à recueillir l’autorisation de l’auteur ou de ses ayants droit.
Ce courrier s’inscrit dans le cadre de la réforme européenne du droit d’auteur, peu de temps après l’adoption, non pas sans de nombreux amendements, du rapport Réda au Parlement Européen, le 9 juillet dernier.
L’élargissement et la création d’exceptions au droit d’auteur soulèvent de vives discussions, et la position du ministère de la Culture et de la Communication est, a contrario, au renforcement et à la préservation de ce droit.
Les exceptions au droit d’auteur
Le droit d’auteur est un ensemble de prérogatives d’ordre patrimonial et moral reconnu à l’auteur d’une oeuvre de l’esprit originale. Si les droits patrimoniaux confèrent un monopole d’exploitation, il n’en demeure pas moins que ce dernier n’est pas absolu. En effet, celui-ci est limité à un certain nombre d’exceptions visant à articuler et à concilier le droit d’auteur avec d’autres droits et libertés tels que la liberté d’expression, le respect de la vie privée, ou encore le droit à l’information. Les exceptions au droit d’auteur s’interprètent toujours de façon stricte c’est à dire, en faveur du titulaire du droit.
En droit français, ces exceptions sont énumérées dans le Code de la propriété intellectuelle (CPI) à l’article L. 122-5. Aux termes de cet article, ces exceptions « ne peuvent porter pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur. ». Ce mécanisme, plus communément appelé le test en trois étapes, est issu de la directive du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, transposée en droit interne par la loi du 1er août 2006 (loi n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information).
Parmi ces exceptions au droit d’auteur, trois intéressent plus particulièrement les bibliothèques nationales. Tout d’abord, l’exception accordée aux bibliothèques (articles L. 122-5 8° et L. 211-3 7° du CPI) prévoit que l’auteur ne peut s’opposer à la reproduction d’une œuvre, effectuée à des fins de conservation ou destinée à préserver les conditions de sa consultation sur place par des bibliothèques accessibles au public, par des musées ou par des services d’archives, sous réserve que ceux-ci ne recherchent aucun avantage économique ou commercial.
De même, les titulaires de droits voisins du droit d’auteur ne peuvent interdire les actes de reproduction d’une interprétation, d’un phonogramme, d’un vidéogramme ou d’un programme.
L’étendue de cette exception a fait l’objet d’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE, 11 septembre 2014, Affaire C-117/13, Technische Universität Darmstadt c./ Eugen Ulmer KG), à l’occasion duquel la haute juridiction européenne précise qu’un Etat membre peut autoriser les bibliothèques à numériser, sans l’accord des titulaires de droits, certains livres de leur collection pour les proposer sur des postes de lecture électronique.
Ensuite, l’exception en faveur des personnes handicapées (article L. 122-5 7° du CPI) concerne les personnes morales et les établissements ouverts au public tels que les bibliothèques, archives, centres de documentation et espaces culturels multimédia, qui sont appelés à mettre à la disposition de personnes handicapées des œuvres protégées.
Enfin, on trouve une exception accordée aux organismes en charge du dépôt légal prévue dans la Code du patrimoine aux articles L. 132-4 et suivants. Les organismes en charge du dépôt légal (principalement la Bibliothèque nationale de France, l’Institut National de l’Audiovisuel et le Centre national du cinéma et de l’image animée) peuvent effectuer la reproduction sur tout support et par tout procédé d’une œuvre, lorsque ladite reproduction est nécessaire à la collecte, à la conservation et à la consultation sur place. Aussi, ces organismes sont habilités à autoriser l’accès aux chercheurs, dûment accrédités, à ladite oeuvre sur des postes individuels de consultation dont l’usage leur est exclusivement réservé.
L’absence de signature de la Bibliothèque nationale de France
Quid de la position des bibliothèques françaises sur la mise en place de cette nouvelle exception d’héritage culturel ? La Bibliothèque nationale de France (BnF) justifie l’absence de signature française par respect de la position du Ministère de la Culture et de la Communication, à savoir l’opposition à toute nouvelle exception.
Cependant, on trouve en droit interne un mécanisme quasi similaire à cette exception d’héritage culturel. En effet, la loi du 1er mars 2012 (loi n°2012-287 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle) a déjà instauré la possibilité d’exploiter des oeuvres sous forme numérique, sous réserve qu’elles ne font plus l’objet d’une diffusion commerciale ou d’une publication sous forme imprimée ou numérique. A la différence près que l’accord a priori des auteurs est exigé.
Cette loi donne à la BnF pour mission de répertorier lesdites oeuvres dans une base de données publique mise à disposition en accès libre et gratuit. C’est par le biais du registre des livres indisponibles en réédition électronique (ReLIRE) qu’elle publie chaque année, la liste des oeuvres vouées à être numérisées. Les auteurs et éditeurs pourront toutefois s’y opposer, à condition d’exploiter l’oeuvre concernée dans les deux ans qui suivent la notification d’opposition et de rapporter la preuve effective de l’exploitation.
La lettre de la Présidente du Conseil Permanent des Ecrivains
L’hostilité à l’élargissement du périmètre des exceptions du droit d’auteur, ou à leur multiplication, demeure. En témoigne la lettre ouverte des auteurs du livre européens du 22 octobre 2015 signée par la Présidente du Conseil Permanent des Ecrivains et adressée à la Commission européenne.
La lettre accompagnée d’une pétition en ligne, sous tend que le droit d’auteur est la condition sine qua non de la création des oeuvres. Ainsi, réformer le droit d’auteur entraverait l’émergence d’un marché unique numérique, marché unique voulu par les instances européennes.
Pour la Présidente Valentine Goby « le Parlement européen a imprudemment laissé la porte ouverte à de nombreuses exceptions au droit d’auteur – des exceptions qui pourraient être créées, élargies, rendues obligatoires, harmonisées par la Commission, au mépris parfois des solutions nationales qui ont déjà permis de répondre aux besoins des lecteurs et des autres utilisateurs. ».
Vers de nouvelles exceptions au droit d’auteur pour 2016 ?
La Commission Européenne estime qu’il est essentiel, pour le développement de l’économie de la connaissance, de créer des bibliothèques numériques contribuant à la préservation et à la diffusion du riche patrimoine culturel et intellectuel européen. Or, à ce jour 90% du patrimoine culturel européen n’est pas numérisé, selon Europeana, la bibliothèque numérique européenne.
Le constat est sans appel : les règles européennes relatives au droit d’auteur sont inadaptées à l’environnement numérique. Ici, toute la difficulté est d’assurer un juste équilibre entre les droits des usagers et les droits des créateurs.
De plus, les législations nationales relatives au droit d’auteur présentent de fortes disparités et nécessitent une harmonisation. A l’ère du numérique, une législation ne peut être pertinente et efficace que si elle est envisagée, a minima, au niveau européen.
Subséquemment, la Commission souhaite préciser les contours du champ des exceptions du droit d’auteur, notamment concernant l’exception « à des fins exclusives dans le cadre de l’enseignement et de la recherche », les conditions de la conservation par les institutions patrimoniales, ou encore l’exception de panorama. La Commission envisage également d’autoriser la fouille de textes et de données à des fins scientifiques, par les organismes d’intérêt public, mais encore de promouvoir l’accès à distance à des œuvres des collections des bibliothèques académiques et de recherche.
Dans un article récent paru dans La Semaine Juridique, M. GAUBIAC et M. GOTZEN s’interrogent sur le fait de savoir s’il faut flexibiliser ces exceptions. Une des solutions envisagées serait alors « de mettre l’accent sur une interprétation plus ouverte, mais harmonisée, des exceptions existantes dans un environnement numérique. ».
Une communication de la Commission européenne sur le projet de réforme est attendue pour le 9 décembre prochain.
SOURCES :
DUSSUEIL (J.), « Une protection nationale du droit d’auteur n’a plus aucun sens », frenchweb.fr, publié le 20 octobre 2015, consulté le 22 novembre 2015, <http://www.frenchweb.fr/une-protection-nationale-du-droit-dauteur-na-plus-aucun-sens/210804>
GAUBIAC (Y.) et GOTZEN (F.), « La protection du droit d’auteur dans un marché unique numérique connecté », La Semaine Juridique Edition Générale, novembre 2015, n°46-47, doctr. 1262.
JOST (C.), « Les bibliothèques européennes réclament une exception du droit d’auteur : l’héritage culturel », archimag.com, publié le 29 octobre 2015, consulté le 22 novembre 2015, <http://www.archimag.com/bibliotheque-edition/2015/10/29/bibliotheques-europeennes-exception-respect-droit-auteur-heritage>
OURY (A.), « Héritage culturel, l’exception que réclament les bibliothèques européennes », actualitte.com, publié le 28 octobre 2015, consulté de le 22 novembre 2015, <https://www.actualitte.com/article/patrimoine-education/heritage-culturel-l-exception-que-reclament-les-bibliotheques-europeennes/61803>