Subjugué par le tableau « La jeune fille au bouquet » du peintre d’origine danoise Emile Frandsen, le musicien Eric Clapton choisit d’illustrer la pochette de son album « Layla and Other Assorted Love Songs » (paru en novembre 1970) par celui-ci. Il insiste pour que le tableau soit reproduit tel quel, sans texte aucun.
En 2011, à l’occasion de la sortie d’un coffret collector pour le quarantième anniversaire de l’album enregistré avec le groupe « Derek and the Dominos », l’oeuvre est à nouveau utilisée, cette fois-ci en trois dimensions dans un pop-up avec un autocollant incluant le tableau ainsi qu’une reproduction sur carton.
En conséquence, les ayant-droits du peintre assignent Eric Clapton devant le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris. Le 28 janvier dernier, le TGI fait droit à la demande des héritiers et condamne le musicien à 15 000 euros de dommages-intérêts.
Oeuvre de peinture et droit d’auteur
En vertu de l’article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) : « Sont considérés notamment comme oeuvres de l’esprit au sens du présent code : […] 7° Les oeuvres de dessin, de peinture, d’architecture, de sculpture, de gravure, de lithographie ».
Les oeuvres de peinture sont donc éligibles à la protection par le droit d’auteur, à condition toutefois que cette oeuvre soit originale. L’originalité, en droit de la propriété littéraire et artistique, est entendue comme « l’empreinte de la personnalité de l’auteur », c’est la définition systématisée par Henri Desbois. Il faut un réel apport intellectuel de l’auteur marqué de choix libres et créatifs qui manifestent l’originalité.
Droit d’auteur et droit moral
Le droit d’auteur est un ensemble de prérogatives d’ordre patrimonial et moral reconnu à l’auteur d’une oeuvre de l’esprit originale qui lui va permettre d’autoriser ou d’interdire certaines utilisations de son oeuvre.
Cette distinction entre droit patrimonial et droit moral est essentielle car se sont des prérogatives qui n’ont pas la même finalité et qui n’obéissent pas au même régime. En effet, les droits patrimoniaux concernent l’exploitation économique de l’oeuvre, ils sont évaluables en argent et permettent à l’auteur de bénéficier d’un monopole d’exploitation sur son oeuvre.
A contrario, le droit moral – ou prérogatives extra-patrimoniales – ont pour finalité de défendre la personnalité de l’auteur s’incarnant dans l’oeuvre. Il est la reconnaissance juridique du lien très spécifique, voire sacré, entre l’auteur et son oeuvre.
Ainsi, le droit moral est l’ensemble des prérogatives extra-patrimoniales qui sont reconnues à l’auteur pour la défense de sa personnalité telle qu’elle s’exprime dans l’oeuvre créée. Au terme de l’article L. 121-1 du CPI, les droits moraux sont attachés à la personne, ils sont perpétuels, inaliénables et imprescriptibles.
A titre de comparaison, le droit d’auteur anglo-saxon repose sur le modèle de copyright qui accorde à l’oeuvre une protection seulement économique. C’est en cela que le droit d’auteur français est l’un des droits les plus personnaliste qui soit.
Parmi les prérogatives de droit moral, on peut citer le droit au respect de l’intégrité de l’oeuvre (article L. 121-1 du CPI), le droit à la paternité de l’oeuvre (idem), le droit de divulgation (article L. 121-2 du CPI), le droit de retrait et le droit de repentir (article L. 121-4 du CPI).
Le droit moral post mortem
Les droits moraux sont perpétuels : ils ne s’éteignent jamais même avec le décès de l’auteur, c’est toute la différence avec les droits patrimoniaux qui s’éteignent 70 ans après le décès de l’auteur.
Cette caractéristique explique que la personnalité de l’auteur lui survie car l’empreinte de sa personnalité est marquée dans ses oeuvres. Le droit moral sera alors exercé par les héritiers, non pas dans leurs propres intérêts, mais pour défendre la personnalité de l’auteur.
L’exercice du droit de divulgation post mortem est celui qui génère le plus de contentieux, notamment concernant les oeuvres non publiées du vivant de l’auteur. Le droit au respect de l’oeuvre et le droit à la paternité de l’oeuvre sont également transmis aux héritiers de l’auteur et survivent à sa mort. En revanche, le droit de repentir et de retrait est une composante qui s’éteint au décès de l’auteur.
Le droit au respect de l’oeuvre : une atteinte caractérisée
Le droit au respect va permettre à l’auteur, ou ses ayant-droits, de défendre l’intégrité de son oeuvre et ainsi s’opposer à toute forme de dénaturation. La dénaturation concerne toutes les formes d’altération matérielle de l’oeuvre. Caractérise une dénaturation, la suppression des passages d’une oeuvre littéraire, la colorisation d’un film en noir en blanc, ou encore la modification des paroles d’une chanson.
L’intégrité d’une oeuvre peut également être compromise si l’on porte atteinte à l’esprit de l’oeuvre en détournant le contexte dans lequel l’oeuvre est utilisée.
Lorsque les juridictions apprécient d’une atteinte au respect, deux tendances oscillent. D’une part, une conception subjective et absolutiste du droit moral selon laquelle toute altération ou modification de l’oeuvre porte nécessairement atteinte au respect de l’oeuvre à partir du moment où elle n’a pas été autorisée. D’autre part, une conception plus souple et objective, concernant les publicités et les arts utiles. Ici, on va rechercher si la modification de l’oeuvre ou du contexte porte atteinte à l’honneur ou à la réputation de l’artiste.
En l’espèce, les juges ont retenu que la reproduction du tableau en trois dimensions dans un pop-up avec un autocollant incluant le tableau ainsi qu’une reproduction sur carton, constituait « une dénaturation manifeste de l’oeuvre d’Emile Frandsen ».
Ci-contre l’album « Layla and Other Assorted Love Songs » (1970) et le coffret collector quarantième anniversaire de l’album (2011).
Une décision contestée par les ayant-droits
Si le TGI de Paris a caractérisé une atteinte au droit au respect de l’oeuvre « La jeune fille au bouquet », il a cependant rejeté la demande des ayant-droits qui contestent l’utilisation du tableau pour l’album original édité en 1970.
En effet, l’album original reproduisait le tableau à l’identique exempt de toute modification. L’argument soulevé par les héritiers consiste à démontrer que l’artiste Eric Clapton a opéré une reproduction de l’oeuvre non autorisée, reproduction qui sans le consentement de son auteur est constitutive d’un acte de contrefaçon.
Les juges ont estimé que la famille du peintre avait largement connaissance de l’existence de cette pochette. De plus, l’action en contrefaçon est prescrite, le délai de 5 ans étant expiré.
Après avoir fait part de leur intention de faire appel de la décision du TGI, on peut s’interroger sur la bonne foi des ayant-droits. Une manifestation d’autant plus tardive que le tableau avait été offert à Eric Clapton à l’été 1970, par le fils du peintre.
SOURCES :
DESBOIS (H.), Le droit d’auteur en France, Dalloz, 3e éd. 1978, n°106, 1002 p.
ANONYME, « Eric Clapton condamné pour la pochette de son album Layla », lefigaro.fr, publié le 28 janvier 2016, consulté le 28 février 2016, <http://www.lefigaro.fr/musique/2016/01/28/03006-20160128ARTFIG00342-eric-clapton-condamne-pour-la-pochette-de-son-album-layla.php>
ANONYME, « Le guitariste Eric Clapton condamné pour la pochette du célèbre album Layla », leparisien.fr, publié le 28 janvier 2016, consulté le 28 février 2016, <http://www.leparisien.fr/flash-actualite-culture/le-guitariste-eric-clapton-condamne-pour-la-pochette-du-celebre-album-layla-28-01-2016-5494475.php#xtref=https%3A%2F%2Fwww.google.fr%2F>
SERVICE-PUBLIC, « Actions contre une contrefaçon », service-public.fr, publié le 24 novembre 2015, consulté le 28 février 2016, <https://www.service-public.fr/professionnels-entreprises/vosdroits/F22887>