Avec près de 500 000 jouets vendus l’année dernière, le Rubik’s cube s’apprête une nouvelle fois à gagner le cœur des petits et grands le soir de Noël dans sa version traditionnelle ou électronique. Toutefois, les juges de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) n’ont pas attendu les fêtes de fin d’année pour s’en inquiéter d’un point de vue juridique, bien entendu.
En effet, par un arrêt en date du 10 novembre 2016 , la CJUE décide d’annuler l’enregistrement de « Rubik’s cube » en tant que marque communautaire.
Commercialement, la marque est un élément essentiel qui permet pour une société de se différencier de ses concurrents et surtout pour les consommateurs d’identifier immédiatement le produit. En ce sens, les images, les couleurs, les mots, les chiffres, ou encore la forme particulière d’un produit ou d’un conditionnement peuvent être enregistrés. Ces dernières catégories sont définies en tant que marques tridimensionnelles, autrement dit en trois dimensions. Ces signes bénéficient alors d’une protection juridique en droit interne par l’article 711-1 du Code de la Propriété intellectuelle (CPI) mais également en droit communautaire par le règlement Européen n°207/2009 du Conseil du 26 février 2009.
Outre la présence de l’élément incontournable de la distinctivité pour qu’une marque puisse être valablement enregistrée, rappelons que l’article 7 paragraphe 1 du règlement cité précédemment vient poser des limites selon lesquelles « Sont refusés à l’enregistrement : […] e) les signes constitués exclusivement : i) par la forme imposée par la nature même du produit, ii) par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, […] ».
C’est en 1999 que la société britannique qui gère les droits de propriété intellectuelle de la marque Rubik’s cube demande à l’EUIPO (Office de l’Union Européenne pour la propriété intellectuelle) d’enregistrer comme marque communautaire tridimensionnelle la forme cubique du jouet en tant que puzzle 3D général.
C’est ainsi que les ennuis commencent pour la société puisque dès 2006 un concurrent souhaite faire annuler l’enregistrement arguant le fait que la forme cubique du jouet comprend une capacité de rotation qui ne peut pas être protégée au titre du droit des marques mais bien au titre du droit des brevets. Le Tribunal de l’Union Européenne décidera le contraire en donnant raison au Rubik’s cube. Cependant, saisie en 2015 la CJUE s’empare de ce débat en répondant que « contrairement à ce que le Tribunal a constaté, la Cour relève que (…) les caractéristiques essentielles de la forme cubique en cause doivent être appréciées au regard de la fonction technique du produit concret que cette forme représente »
Ce n’est pas tant la décision finale des juges qui doit retenir l’attention mais bien l’appréciation qui a été faite de la validité de la marque tridimensionnelle en question.
La complexité juridique de la protection des marques tridimensionnelles relancée par Rubik’s cube
La décision rendue par la CJUE concernant le Rubik’s cube rappelle bien que l’enregistrement des marques tridimensionnelles n’est pas de tout repos. Nous avons surement tous en tête la forme particulière de la bouteille Coca-Cola ou celle de Perrier déposée à titre de marque tridimensionnelle. Eh bien, le but des fabricants des produits en trois dimensions ou d’emballages est d’apporter un véritable signe distinctif qui s’avère être complexe à démontrer car ils peuvent simplement tomber dans la banalité, comme une forme habituelle d’un produit, ou posséder une forme simplement fonctionnelle et donc nécessaire à son usage. Dans ces cas, la protection à titre de marque sera impossible.
Déjà en 2002, une décision opposant les marques Philips et Remington, concernant cette fois-ci des rasoirs électriques, précise pour la première fois qu’une marque tridimensionnelle peut se voir refuser son enregistrement lorsque « les caractéristiques essentielles de la forme du produit sont attribuables uniquement au résultat technique ». C’est ici, le début d’une longue doctrine européenne dans l’appréciation sévère du droit des marques bien avant l’entrée en vigueur du Règlement Européen de 2009 précédemment cité.
Une deuxième affaire similaire peut être mentionnée concernant les briques de jouets Lego (CJUE, C-48/09 du 14 septembre 2010). Rendue en 2010, la décision de la CJUE démontre avec justesse cette difficulté d’obtenir la protection d’un produit en trois dimensions par le biais du droit des marques. En effet, la marque échoue puisque la Cour Européenne refuse cette reconnaissance au motif que la fonction du jouet est purement technique.
Dernièrement, le Tribunal de l’Union Européenne demande à l’EUIPO de réexaminer le produit « Kit-Kat 4 barres » afin de décider de la conservation de la marque communautaire.
A travers ces divers cas qui ne sont pas isolés, on s’aperçoit qu’il est encore compliqué pour les fabricants de faire évoluer la jurisprudence de la CJUE en leur faveur. Les juges européens se méfient des marques qui sont enregistrées dans l’optique d’obtenir un monopole sur le marché d’un produit qui, par sa fonction, doit au contraire demeurer libre et à « disposition de tous les opérateurs du marché ».
En ce sens, même la marque internationalement connu « Rubik’s cube » n’arrive pas à prouver que son produit n’est pas constitué d’une pure solution technique ce qui l’amène au niveau communautaire à être confrontée à la sévérité des juges dans leur appréciation des critères de validité de l’enregistrement du produit en tant que marque.
La liberté d’appréciation des juges étriquée par le raisonnement sévère de la Cour Européenne concernant la validité des marques tridimensionnelles
Pour annuler l’enregistrement de Rubik’s cube en tant que marque communautaire, la méthode d’appréciation des juges du fond a été remise en cause. Ainsi la question de la portée réelle de la liberté d’appréciation laissée aux juges mérite d’être posée.
On remarque à travers les décisions rendues, que les juges ont eu une appréciation différente sur la validité de la marque. De son côté, l’EUIPO accepte de l’enregistrer dans la catégorie « marque tridimensionnelle », ce qui sera approuvé par le Tribunal de l’Union européenne (TUE) qui considère que les caractéristiques essentielles de la « structure cubique en grille et lignes noires, n’a pas de fonction technique » et que la capacité de rotation n’est pas à inclure dans cette analyse. Cette vision n’est ni du gout de la CJUE, ni celui de l’avocat général qui voit ses conclusions suivies par les juges Européens. Nous sommes donc en présence d’avis qui divergent sur la question et la CJUE réaffirme sévèrement que l’enregistrement d’un produit, tout comme pourrait l’être un conditionnement par exemple, n’est pas automatique et que cela s’avère plus compliqué en pratique.
Ainsi, les juges de l’Union Européenne proclament sévèrement qu’il ne faut en aucun cas se contenter d’apprécier ce qui est décrit dans les dossiers d’enregistrement mais il est indispensable d’aller au-delà : en l’espèce, le fait « d’apporter une importance à la forme du puzzle 3D ». Ainsi, il est conseillé aux juges de rechercher ce que représente réellement et effectivement le produit enregistré en tant que marque. A savoir, la CJUE constate clairement que « les caractéristiques essentielles de la forme cubique doivent être appréciées au regard de la fonction technique du produit que la forme représente ».
Avec cette solution rendue par la Cour Européenne, on constate que les juges du fond possèdent une liberté d’appréciation très limitée. Toutefois cela paraît compréhensible étant donné que l’enregistrement d’un produit en tant que marque tridimensionnelle ne suffit pas à garantir la protection recherchée par les fournisseurs. D’après la CJUE, la fonction technique doit être appréciée pour éviter de déposer des produits qui, au final, ne sont que la conséquence d’une solution technique et qui viendraient par-là assoir un monopole sur certain produit.
La fonction technique du produit, un élément devenu incontournable dans l’appréciation des juges
En présence d’un produit en trois dimensions, il est désormais inévitable pour les juges d’apprécier sa fonction technique pour déterminer l’existence d’une marque tridimensionnelle. Concernant le jouet Rubik’s cube, il ressort de l’arrêt que sa forme cubique avec une capacité de rotation ne peut pas être déposée en tant que marque et donc ne peut pas bénéficier d’une protection juridique. Ainsi, les juges du fond et l’EUIPO auraient dû définir dans un premier temps ce que représente la fonction technique d’un produit puis en tenir compte par la suite en rendant leurs décisions.
Encore une fois pour les juges Européens, d’autres informations que la simple représentation graphique sont à considérer tels que « les éléments fonctionnels non visibles ». Le marché du jouet est donc « libéralisé » permettant à d’autres fabricants dans ce secteur de se lancer dans le commerce des puzzles en trois dimensions en forme cubique.
A ce titre, un argument soulevé par le Tribunal de l’Union Européenne est néanmoins judicieux. Depuis toutes ces années, la marque Rubik’s cube n’a pas empêché ses concurrents de commercialiser des puzzles en trois dimensions contenant une capacité de rotation dès lors qu’il existe une multitude de formes possibles (animaux, bâtiments …).
Désormais, l’analyse du produit doit être plus précise sans que la fonction technique ne soit épargnée : pour la CJUE « il s’agissait d’un signe constitué par la forme d’un produit concret ». Cette notion de « produit concret » peut appeler à s’interroger car selon la formulation employée par les juges communautaires, il faudrait déterminer s’ils sont en présence d’un produit concret ou abstrait, ce qui pourrait changer entièrement la donne concernant la validité d’une marque tridimensionnelle.
L’importance de la notion de « produit concret – produit abstrait » : quelle frontière ?
Au terme du point 46 de l’arrêt de la Cour, les juges estiment que « les caractéristiques essentielles doivent être appréciées au regard de la fonction technique du produit concret concerné » pour déterminer la validité de la marque. Ce terme de « produit concret » semble important pour la suite des affaires de la marque Rubik’s cube mais aussi pour l’ensemble des produits susceptibles d’être protégés au titre du droit des marques entendus comme marques tridimensionnelles. En effet, cette décision laisse entendre que la solution aurait pu être différente en présence d’un produit abstrait. En l’espèce, il n’est absolument pas contesté que le produit en cause, c’est-à-dire la forme cubique ayant une capacité de rotation, est bien une forme concrète et non une forme abstraite. Il est difficile aujourd’hui de déterminer si le produit possède une forme abstraite ou concrète, en particulier parce que la forme du produit est imposée par sa nature mais surtout sur quelle base légale la CJUE peut-elle bien déterminer la nature d’un produit ?
Cela signifie que la frontière entre les deux notions est étroite et repose sur la seule appréciation des juges. Au regard des arguments de la Cour, la forme d’un produit concret est susceptible de contenir une solution technique ce qui ne serait pas le cas d’un produit abstrait. Quoi qu’il en soit, même cette notion de produit concret n’a pas été définie par les juridictions, ni par les textes eux-mêmes. Là encore, il en va de la simple appréciation des juges.
On pourrait donc se demander si la décision d’annulation d’enregistrement de la marque serait applicable pour un autre produit.
Les pistes à explorer pour une protection de la forme particulière du Rubik’s cube
Malgré l’annulation de l’enregistrement qui parait à juste titre regrettable pour la société, cette décision n’est pas pour autant définitive puisque c’est à l’EUIPO désormais de se prononcer. En effet, reste à savoir ce que va décider l’Office : va-t-elle suivre l’arrêt rendu par la CJUE ou va-t-elle affirmer que Rubik’s cube garde son statut de marque tridimensionnelle grâce à sa forme cubique, en dépit de toute fonction technique du fait de sa capacité de rotation ?
Si la marque venait à être annulée définitivement, qu’en est-il pour Rubik’s cube et son casse-tête mondialement connu ?
Peut-on prévoir d’autres issues pour une protection de cette forme ?
Cette annulation provisoire signifie simplement que Rubik’s cube n’a plus de monopole pour créer une forme cubique ayant une capacité de rotation comme celle que l’on connait, mais il faut tout de même savoir que les couleurs présentent sur le cube ont été déposées à titre de marque. Cette décision ne mène donc pas Rubik’s cube à tout perdre et ne favorise pas à la multiplication des copies de ces casse-tête à l’identique ce qui serait tout simplement illégal. En effet, la société a la possibilité de faire une demande de marque national dans tous les Etats de l’Union Européenne dans un délai de 3 mois.
On pourrait également penser que la société puisse déposer cette fonction technique telle qu’elle a été reconnue par les juges Européens en tant que brevet, comme ce qui a été soulevé devant l’EUIPO et la CJCE par les requérants. Toutefois, la marque a été inventée en 1974 ce qui s’avère trop tard pour y procéder. Une dernière piste restante est celle de la voie du droit d’auteur. Toujours est-il qu’il faut démontrer l’originalité du jouet et donc l’empreinte de la personnalité de son auteur, ce qui a priori pourrait facilement être prouvée.
Néanmoins, il semblerait qu’une sculpture en 1971 d’un autre artiste ait déjà mis en scène ce type de cube ….
Sources :
– DUBUISSON (T.), https://www.droit-technologie.org/actualites/le-rubiks-cube-na-plus-la-forme-la-marque-est-annulee-par-la-cour-de-justice-de-lunion-europeenne/ , publié le 21 novembre 2016, consulté le 10 décembre 2016
– CHATRY (S.), https://sylvainchatry.wordpress.com/2016/11/11/remise-en-cause-de-la-validite-de-la-marque-tridimensionnelle-rubiks-cube/, publié le 11 novembre 2016, consulté le 10 décembre 2016
– ANONYME, http://presentation.lexbase.fr/marques-tridimensionnelles-annulation-des-decisions-qui-validaient-lenregistrement-de-la-forme-du, publié le 17 novembre 2016, consulté le 10 décembre 2016
– ANONYME, https://www.lexisactu.fr/rubiks-cube-lenregistrement-dune-forme-en-tant-que-marque-ue-annule-par-la-cjue-maj, publié le 10 novembre 2016, consulté le 10 décembre 2016