Quel est le point commun entre Edward Snowden, Bradley Manning, et Julien Assange ? Tous trois ici nommés semblent partager la volonté de ne pas subir les injustices incarnées par les positions dominantes de notre société contemporaine. Longtemps considérés comme des individus simplement rangés dans les rangs d’une simple désobéissance civile, le contexte social actuel semble leur donner une autre dimension. La principale cause de ce changement de considération : l’émergence massive des nouvelles technologies qui, aussi complexes sont-elles, semblent représenter une société verrouillée, programmée, voire censurée, au point de vouloir, peut-être à juste titre, percer les secrets de fonctionnement des conventions sociales, notamment lorsque celles-ci reposent sur la notion de « secret ». C’est d’ailleurs ce qui a inspiré Edward Snowden lorsqu’il a dévoilé le programme de surveillance mis en place par la NSA aux Etats-Unis.
L’anticonformisme, la pensée libertaire, l’intérêt général, l’effectivité de la démocratie : telles sont les valeurs défendues par ces individualités qui représentent désormais un courant idéologique à elles seules. Ces acteurs de la dénonciation (au sens positif du terme) sont qualifiés de “whistleblowers“, terme anglais qui désigne celui qui est communément appelé en France le lanceur d’alerte.
Défendus par la pensée populaire, critiqués voire réprimés par les pouvoirs politiques, ils semblent refléter un second souffle face aux déceptions politiques que connaissent les peuples du monde d’un côté, mais un danger pour l’hégémonie exercée par ces mêmes acteurs de la vie politique, d’un autre.
Comment sont-ils protégés au sein de notre société ? Le droit constitue-t-il un outil adéquat pour leur conférer une immunité qui semblerait légitimement accordable ? Qu’en est-il en France ? Des questions qui ont longtemps pris le chemin du vide, mais qui paraissent toutefois connaître aujourd’hui, un gain progressif de crédibilité, notamment sur le plan juridique.
Le lanceur d’alerte, un Homme longtemps en marge de toute considération
La pratique de lanceur d’alerte n’est pas un fait social récent, puisqu’on peut considérer que des auteurs tels que Zola avec son célèbre discours écrit « J’accuse », ou encore Luther et sa dénonciation de ventes d’indulgences, étaient déjà à l’époque rangés dans la catégorie des whistleblowers.
Si une définition devait se dégager autour de la notion, on pourrait affirmer qu’il s’agit de la personne qui « constate l’existence d’un danger grave et collectif », au point de se positionner dans « des stratégies de résistance au risque de s’attirer des mesures de rétorsion ». Autrement dit, un individu qui souhaite mettre à la lumière du jour des faits qui seraient nuisibles à l’intérêt général, à la collectivité. La notion manquant de clarté et de visibilité, il suffit simplement, pour comprendre le concept, de se cantonner à la métaphore : un fait d’une certaine gravité, lancé aux yeux du public telle une bombe informative aux conséquences non négligeables.
Au-delà du fait pratiqué par le whistleblower, il semble intéressant d’analyser les pensées qui animent son action. La principale tient à la démarche intellectuelle spécifique dont fait preuve un lanceur d’alerte, qui souhaite concilier les opinions issues de sa conscience et les impératifs présents dans toute démocratie. Surtout, il privilégie l’expression de sa conscience au point de risquer d’enfreindre la loi. Mais il joue avec les limites non pas pour violer les impératifs législatifs et juridiques, mais tout simplement pour accroître l’impact, la puissance de l’acte de divulgation.
D’un point de vue de vue juridique et légistique, la notion de lanceur d’alerte fait l’objet d’une appréhension particulière, dans la mesure où il est très difficile de renvoyer à une législation spécifique, et suffisamment générale en ses termes, pour mettre en place le statut de lanceur d’alerte, suivi d’une protection en sa faveur, en théorie octroyée si celui-ci agit de bonne foi et qu’il sert l’intérêt général. (CEDH Guia contre Moldavie, 12 Février 2008).
Plus précisément, on constate d’abord, à l’échelle communautaire, la prise en compte du lanceur d’alerte, et de ses droits, grâce à des actes indépendants des textes juridiquement effectifs. En témoigne d’abord la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui tend à protéger le whistleblower en faisant de son droit de donner alerte un droit de l’Homme « par ricochet » ou autrement dit un corollaire de la liberté d’expression, consacrée à l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. On peut également citer la position du Conseil de l’Europe, selon laquelle le droit de lancer l’alerte contribue à la cessation de comportements illégaux et de graves atteintes aux droits de l’Homme, à tel point qu’il faudrait comparer le lanceur d’alerte à un défenseur de ces droits.
L’expression d’une considération éparse et partielle du whistleblower est aussi aisément visible à l’échelle interne. Le droit français appréhende en effet cette pratique uniquement dans un cadre professionnel, et dans une dimension sectorielle de surcroit. L’exemple qui peut être cité est celui de la Loi du 16 Avril 2013 qui donne un droit d’alerte dans les domaines de la santé publique et de l’environnement, à condition de « diffuser de bonne foi ».
Dès lors, la réflexion des juristes et autres corps politico-juridiques tourne autour de la consécration tangible d’un statut de lanceur d’alerte, tant au niveau communautaire qu’à l’échelle interne. Et ceci débouchera même à l’entrée en vigueur d’une protection en leur faveur.
Le lanceur d’alerte, aujourd’hui un sujet à un encadrement juridique
Le contexte actuel, animé par un traitement spécifiquement pointilleux de la question des lanceurs d’alerte, influence en effet l’émergence d’une réflexion globale autour d’une prise en compte juridique de la notion.
L’initiative est d’abord fondée sur des textes juridiques existant en droit comparé, qui semblent reconnaître le whistleblowing comme procédé méritant d’être couvert par le droit : c’est notamment le cas aux Etats-Unis avec le Whistleblower Protection Act de 1989, ou encore celui d’Inde de 2014 pourtant le même nom.
Comment l’échelle communautaire semble aborder la construction de cette protection ? Le droit européen souhaite se fonder sur les conventions internationales et universelles existantes, qui donnent un cadre juridique aux droits de l’Homme, la démarche suivante étant celle d’une centralisation vers la Convention Européenne des Droits de l’Homme, avec la volonté de procéder à une harmonisation de règles qui garantissent le whistleblowing supranational, pour éviter notamment toute différence dans les droits internes. Autrement dit, on reviendrait malgré tout à la plateforme centrale de la Convention Européenne : la liberté d’expression et son article 10, qui fonde encore des décisions en matière de lanceurs d’alerte, avec pour référence l’arrêt Bucur et Toma contre Roumanie par exemple, qui reconnaît la protection d’un lanceur d’alerte diffusant des informations essentielles à propos du débat politique dans une société démocratique.
Il est par ailleurs intéressant de souligner l’existence d’un lien entre la dénonciation faite par le lanceur d’alerte et les préoccupations de ce dernier, qui conduit à l’acte de révélation : il est en effet animé par la volonté, dans la majeure partie des cas, de mettre en lumière des actes liés à la corruption, à la criminalité organisée, au manquement à la déontologie notamment. En témoigne une Résolution parlementaire de 2013 qui souhaite protéger les dénonciateurs, quel que soit le secteur (public ou privé), lorsque les sujets centraux sont la corruption par exemple.
En France, la question de la création d’un statut de lanceur d’alerte est d’actualité, puisqu’elle fait l’objet d’une loi promulguée le 9 Décembre 2016, qui organise un régime commun de protection « quel que soit le champ de l’alerte ». Ce texte vient donc en réaction à l’existence relative d’une protection des lanceurs d’alerte en France, car jugée trop légère et surtout sectorielle. Cette loi met notamment en place le système de dénonciation d’une alerte, avec un cheminement conduisant éventuellement jusqu’aux autorités judiciaires, administratives, ou vers les ordres professionnels. Une procédure qui ne semble pas très claire, mais qui paraît surtout représenter un formalisme trop restreint pour le lanceur d’alerte, animé essentiellement par une liberté tant intellectuelle que matérielle. On comprend néanmoins la volonté d’orienter le lanceur d’alerte vers la forme la plus pacifique possible, pour éviter l’apparition de tout scandale.
La concrétisation nationale du régime dédié au whistleblowing montre encore quelques lacunes, dans la mesure où la contradiction apparaît entre la démarche intellectuelle qui est vraiment incarnée par la sauvegarde de la démocratie, et la consécration juridique enfermée dans un système beaucoup trop procédural. L’alerte représente la forme la plus adaptée, d’après les adeptes, pour inclure le citoyen dans le processus démocratique : l’information doit être placée au bénéfice de tous, afin que la constitution d’opinions soit la plus aboutie et la plus objective possible. Néanmoins, il ne faut pas oublier qu’un équilibre doit être assuré entre la transparence et le secret, lequel est également destiné à protéger les intérêts de la Nation, ainsi que les droits individuels, et c’est en ce sens qu’un encadrement législatif plus abouti se doit d’être poursuivi, quelle que soit l’échelle normative.
SOURCES :
CHIFFLOT N., « Création de l’Agence française anticorruption et d’un statut de lanceur d’alerte », Procédures n°1, Janvier 2017, Commentaire.
GOETZ D., « Du nouveau pour les lanceurs d’alerte », Dalloz actualité, Article du 15 décembre 2016
LOCHAK D., « Les lanceurs d’alerte et les droits de l’Homme : réflexions conclusives », La Revue des droits de l’Homme, Octobre 2016.
Site du Courrier International :
http://www.courrierinternational.com/video/lanceurs-dalerte-comment-parler-au-telephone-un-agent-secret, publié le 23 Janvier 2017, consulté le 26 Janvier 2017
http://www.courrierinternational.com/article/2013/06/14/snowden-manning-pourquoi-sont-ils-devenus-des-lanceurs-d-alerte, publié le 28 Juin 2013, consulté le 26 Janvier 2017
http://www.courrierinternational.com/article/2013/08/21/bradley-manning-le-hacker-qui-a-tout-donne-a-wikileaks, publié le 21 Août 2013, consulté le 26 Janvier 2017