Faisant face au problème de plus en plus insurmontable que constituaient les commentaires au caractère virulent et irréspectueux des échanges, un important groupe de presse en Belgique, Roularta Media Group, présent aussi dans le milieu de l’audiovisuel, a décidé de stopper la publication des commentaires à la fin des articles mis en ligne sur son site web. La direction a défini la mission du groupe qui est celle d’informer en évitant de surfer sur la vague du buzz et de l’audience. Il y a trois ans, déjà confronté aux flots de commentaires haineux et racistes, le groupe Roularta avait décidé d’interdire la publication de commentaires anonymes en éxigeant une forme d’identification via les comptes Facebook, LinkedIn ou Twitter avant d’être autorisé à poster un commentaire sur le site web du journal ou du magazine. Cette mesure n’a pas suffi. D’ailleurs, la deuxième réaction était d’instaurer une modération a posteriori. Ce traitement manuel semblait être plus efficace mais son coût étant tres élevé, la diffusion des commentaires a été arretée. Le lectorat qui a été dorénavant invité à interagir avec la rédaction par courriels, a commencé à exprimer ses inquiétudes par rapport à l’introduction de la censure.
Un équilibre fragile entre libérté d’expression et la lutte contre le contenu illicite sur Internet
Face à ces faits, il est important de se rappeler d’un des principes fondamentaux qui est la libérté d’expression. En effet, dans le cadre européen et international le principe de libérté d’expression est affirmé parmi les libértés fondamentales. En son article 19, la Déclaration universelle des droits de l’homme pose que : « tout individu a droit à la libérté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas etre inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontière, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacre son article 11 à la « libérté d’expression et d’information ». Elle pose que : « Toute personne a droit à la libérté d’expression. Ce droit comprend la libérté d’opinion et la libérté de recevoir et de communiqer des informations ou des idées ». Pourtant, la libérté des uns est toujours susceptible d’entrer en conflit avec celle des autres. D’ailleurs, l’affirmation du principe de libérté d’expression s’accompagne de la détérmination des limites au nom du respect de droits et de libértés concurrents. La Convention de sauvegarde des droits de l’homme en son paragraphe 2 de l’article 10 énonce que « l’exercice de ces libértés » « peut être soumis à certaines formalités, conditions, réstrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sureté publique, à la défense de l’ordre ou à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire».
En effet, la possibilité pour les individus de s’exprimer offert par l’ Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la libérté d’expression. Certes, les avantages de ce type de média s’accompagnent de nombreux risques. Des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, sont diffusés comme jamais avant dans le monde entier. Il devient de plus en plus difficile de trouver un juste équilibre entre les libértés et les restrictions. Serait-il possible que le groupe de presse belge soit saisi un jour devant la justice pour les commentaries illicites des internautes? La question juridique essentielle à être posée si cette situation arrive est de savoir si le groupe de presse pourrait être exclu de l’exonération de responsabilité spécifique aux intermédiaires de l’internet – une règle harmonisée sur la base de la Directive sur le commerce électronique du 8 juin 2000 ou devrait-t-il répondre de sa responsabilité de droit commun, en tant qu’éditeur du contenu sur internet.
Principe de responsabilité limitée de l’hébergeur retenu par la jurisprudence
La jurisprudence européenne a confirmé à plusieurs reprises que les titulaires des sites du web 2.0 ont la qualité d’hébergeurs des contenus fournis par les internautes et bénéficient à ce titre de l’exemption de résponsabilité prévue par la Directive 2000/31/CE sur le commerce électronique et la loi belge du 11 mars 2003 qui transpose les termes de la Directive en ce qui concerne la résponsabilité des hébergeurs. En Belgique c’est l’article 20 de la loi qui définit l’hébergeur. En matière de jurisprudence, la qualité d’hébergeur est confirmé par un arrêt de CJUE du 12 juillet 2011 (affaire C-324/09, L’Oréal e.a.). L’hébergeur n’est pas résponsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service sous certaines conditions: a) qu’il n’ait pas une connaissance effective de l’activité ou de l’information illicite ou en ce qui concerne une action civile en réparation, qu’il n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances laissant apparaître le caractère illicite de l’activité ou de l’information; ou b) qu’il agisse promptement dès le moment où il a de telles connaissances, pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible ; c) à condition qu’il en informe immédiatement le Procureur du Roi. En effet, le préstataire pour être éxoneré de résponsabilité ne doit pas se contenter de retirer le contenu illicite qu’il pourrait constater sur son réseau mais doit en informer « sur le champ » le procureur du Roi. Cette condition est une particularité du droit belge qui le rend un peu différent de celui français. Elle a pour but de combler les imperfections de la directive qui ne donne pas de définition d’une « information illicite ». Dès lors, l’hébergeur pouvait potentiellement voir sa résponsabilité engagée s’il avait mal apprecié l’information diffusée sur le site. Cette disposition de la loi belge permet d’éviter le probleme de qualification d’une information. Le préstataire d’hébergement n’a pas non plus d’obligation générale de surveillance. Le paragraphe 3 de l’article 20 de la loi prévoit que « lorsque le prestataire a une connaissance effective d’une activité ou d’une information illicite, il les communique sur le champ au procureur du Roi qui prend les mesures utiles conformément a l’article 39 bis du Code d’instruction criminel ». En effet, les juridictions nationales ne peuvent pas imposer d’obligation générale de surveillance aux hébergeurs, notamment en leur imposant de mettre en place un service de filtrage général visant tous ses utilisateurs à titre préventif ce qui a été retenu par l’arrêt de la Cour de justice du 24 novembre 2011 (Scarled Extended/SABAM, C-70/10).
Le renversement de la jurisprudence par la décision « Delfi »
Certes, dans ce contexte il faut se rappeler d’un récent arrêt « Delfi ». Dans cet arrêt rendu le 16 juin 2015 (Delfi AS c. Estonie, Requete n 64569/09), la société Delfi, la propriétaire d’un des plus gros portails d’actualités sur internet en Estonie, publiant plusieurs centaines d’articles par jour et permettant aux lecteurs de poster, depuis son site, des commentaires en relation avec les articles en ligne, publiés pour la plupart sous pseudonymes, s’est vue condamnée par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme qui a retenu sa responsabilité des contenus illicites publiés par les internautes. Ella a consideré que son rôle dépassait celui d’un prestataire passif de services purement techniques qui pouvait se contenter de réagir si on les lui signalait et a appliqué le régime de résponsabilité d’un éditeur.
La Cour a consideré la condamnation de Delfi comme acceptable au regard de la libérté d’expression et de l’équilibre avec les droits d’autrui. Il n’y a pas de libérté sans résponsabilité. Néanmoins, cette décision a été vivement critiquée par plusieurs titres de presse. Dès que l’éditeur de presse traditionnel publie, techniquement il est en capacité de d’exercer un controle sur ses publications alors que l’ intermediaire technique comme Delfi n’a aucun controle personnel sur l’individu qui dépose le message vu que les individus faisant les commentaires n’étaient meme pas les employés du portail d’actualités et que le nombre de commentaires sous une seule publication pouvait atteindre dix mille par jour.
Pour le titulaire d’un site permettant des commentaires, le risque augmente sensiblement depuis cette décision. Est-il possible que la décision du groupe de presse belge de supprimer la fonction des commentaires soit une réaction de protection contre la décision retenue par l’arret Delfi? Si les autres journaux continuent à être condamnés pour les commentaires faits par les lecteurs en ligne, on risque de voir d’autres titres de presse en ligne retourner vers une simple fonction d’ « informer » sans plus pouvoir bénéficier de l’interactivité que nous offre le web 2.0.
Sources :
DERIEUX (E.), Droit des media, LGDJ, 2015, 1006p.
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