A Nice, au soir du 14 juillet 2016, un camion-bélier fonçait sur la foule venue assister aux feux d’artifices sur la Promenade des Anglais, perpétrant un des attentats les plus meurtriers de ces dernières années qui coûta la vie de quatre-vingt-six personnes. Interruptions des programmes, éditions spéciales et autres « flash info », premier titre des journaux télévisés ; les médias audiovisuels sont rapidement submergés par des images choc, malséantes, diffusées en continu sur nos écrans. France 2, faisant honneur à la règle, choisit – seulement quelques heures après le drame – de diffuser dans son flash le témoignage d’un homme assis près du corps linceulé de son épouse. La scène, jugée indécente, choque une majorité de téléspectateurs qui interpellent alors le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA). La chaîne présente rapidement ses excuses, en vain : l’autorité de régulation sanctionne la société France Télévisions dans une décision du 14 juin 2017 pour manquement au respect de la dignité de la personne humaine.
La dignité de la personne humaine est une notion difficilement appréhendable tant au niveau sémantique que dans son émergence substantielle dans notre droit. Les Etats-Unis, à titre d’illustration, manifestent une approche plutôt frileuse à son égard, si bien qu’ils ne l’ont jamais spécialement consacrée dans leurs textes malgré une jurisprudence abondante (1).
Dignité de la personne humaine, principe fondamental à l’identification complexe
Une ébauche peut être considérée dans la rédaction du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ». Un texte qui servira de base au Conseil constitutionnel pour sa décision du 27 juillet 1994 Bioéthique où il affirme que : « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ». Par la suite, la loi du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain a créé plusieurs principes fondamentaux protecteurs du corps humain et de la dignité de l’être humain en incluant notamment les articles 16 et 16-1 dans le Code Civil. Néanmoins, toutes ces consécrations normatives n’effacent pas la problématique centrale de ce concept ; celle de savoir ce qui caractérise précisément la dignité de la personne humaine, son rattachement artificiel à l’ordre public via la jurisprudence Morsang-sur-Orge du Conseil d’État restant insatisfaisant. C’est une réponse à laquelle la doctrine et la jurisprudence s’efforcent de contribuer depuis plus de deux décennies.
Il appert que la dimension subjective de cette notion a, au fil du temps, non seulement divisé le droit prétorien et les auteurs mais aussi créé une certaine disparité entre plusieurs secteurs des médias, plus particulièrement entre le monde de la presse et celui de l’audiovisuel. La sanction de France Télévisions est une illustration de cette tendance.
Une interprétation et un traitement variables au sein même du secteur audiovisuel
La notion de dignité humaine n’apparaît pas initialement dans la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, il faut attendre la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique pour que les articles 1 et 15 l’incluent. Ainsi, selon ces mêmes articles, la liberté de communication peut être limitée par le respect dû à la dignité de la personne humaine, respect assuré par le CSA. C’est une garantie réaffirmée dans le volet « déontologie de l’information et des programmes » du site web de l’instance de régulation. On retrouve donc une concrétisation ferme du principe que les opérateurs s’engagent à respecter dans leur convention avec le CSA.
De nombreuses chaînes de télévision privées se livrent au jeu de la surenchère en diffusant des images choc. A l’occasion d’un reportage sur les attentats du 13 décembre 2015, la chaîne M6 montre Brahim Abdeslam activant sa ceinture d’explosifs dans un des cafés visés par les assaillants ; la scène ne coûtera qu’un rappel à l’ordre du CSA. De manière surprenante, le Conseil invoque l’article 10 de la convention le liant à M6 – la chaîne doit, entre autres, s’abstenir d’illustrer la souffrance humaine avec « complaisance » – pour justifier son intervention sans pour autant la sanctionner pour ce passage ou le rattacher à une quelconque atteinte au principe de respect de dignité de la personne humaine. Pourtant, l’image d’un homme commettant un attentat-suicide au milieu de clients désemparés semble d’une égale « complaisance » dans l’illustration de la souffrance humaine que l’interview d’un homme en état de choc près du cadavre de son épouse.
L’apparente dureté du CSA à l’égard de France Télévisions peut trouver une explication dans l’appartenance de celle-ci au secteur public. En effet, France Télévisions assure une mission de service public et, comme le précise le préambule de son cahier des charges, la télévision publique incarne « une exigence, une ambition pour tout le pays ». Le secteur public de l’audiovisuel aurait donc, a priori, une qualité audiovisuelle plus stricte à tenir et donc, par extension, un champ d’interprétation du principe de respect de la personne humaine plus souple. A ce titre, le CSA a récemment mis en demeure France Télévisions, après que l’émission Fort Boyard a diffusé une épreuve se déroulant dans une cellule capitonnée associée à une camisole de force, considérée stigmatisante pour les personnes souffrant de troubles psychiatriques.
Cette approche, balayant un large spectre, n’est cependant pas partagée par un média, plus traditionnel, mais qui s’est aussi beaucoup illustré en cette matière.
La presse, une entité presque intouchable face à une notion fluctuante
A l’inverse du secteur audiovisuel, la presse n’est régie que par une charte déontologique où il est, certes, recommandé au journaliste de respecter la dignité des personnes mais qui ne possède aucune valeur contraignante. Ce sont alors les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH), du Code Civil et l’interprétation qu’en fait le juge judiciaire qui s’appliquent en matière de dignité de la personne humaine. On remarque alors très rapidement que le droit du public à l’information est devenu le bouclier quasi-inébranlable de la presse.
Dans une décision du 5 juillet 2017, le tribunal de grande instance de Paris a considéré que le seul fait de voir un homme « dans une expression humaine de grande détresse, saisi par l’horreur d’une telle scène, ne caractérise pas une atteinte grave à sa dignité ». En l’espèce, lors des attentats du 13 novembre 2015, un homme avait été photographié alors qu’il se tenait près du corps de victimes de la fusillade ; le cliché fut publié le lendemain en première page du Figaro. Les faits sont pourtant extrêmement similaires au témoignage du veuf des attentats de Nice ; une personne en état de choc est capturée dans un moment de profonde douleur et affliction et est diffusée au grand public en guise d’illustration. Seulement, l’une est jugée contraire au principe de dignité de la personne humaine quand l’autre répond à la nécessité d’informer le public. Toujours dans le prisme du traitement médiatique d’attentats, on rencontre l’affaire du RER Saint-Michel, arrêt rendu le 20 février 2001 par la première chambre civile de la Cour de cassation. Le même procédé est suivi : une victime d’attentat, désemparée et choquée, est prise en photo qui sera par la suite publiée dans un journal. La Cour estime là-aussi que les nécessités de l’information priment et que l’absence de recherche du sensationnel et de toute indécence suffit à ne pas retenir l’atteinte au principe de dignité de la personne humaine.
Cette recherche du sensationnel serait donc l’ultime rempart face aux photographies portant atteinte à la dignité de la personne humaine. Ce rempart conduit à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) Société de conception de presse et d’édition c/ France, en date du 25 février 2016. Volet final de l’affaire du gang des barbares, un magazine choc avait publié des clichés d’un jeune homme – décédé des suites de multiples sévices perpétrés par le groupe antisémite – alors encore en vie et torturé. Le professeur Didier Truchet, écartant la justification de la recherche du sensationnel, s’interroge : la dignité abstraite (celle renvoyant aux qualités fondamentales de l’être humain) aurait-elle plus de poids que la dignité concrète (correspondant à une personne en particulier dans un contexte donné) aux yeux du juge judiciaire ? (2) L’actuel courant prétorien semblerait pencher pour une réponse affirmative.
De manière générale, les personnes vivantes auront très peu de chance d’obtenir gain de cause face au titan qu’incarne le droit de la presse, plus encore sur le terrain incertain du principe de dignité de la personne humaine. Cela pose sérieusement la question du traitement médiatique réservé aux attentats, phénomène toujours plus particulier pour lequel le CSA émet des recommandations. La presse jouit d’une excessive largesse en ce domaine tandis que le secteur audiovisuel s’efforce de se modérer ; tout ceci découle de l’interprétation plus stricte retenue par le CSA concernant la dignité de la personne humaine.
Pour autant, cette sévérité ne doit pas nous faire perdre de vue que les sanctions prononcées restent faibles au regard des atteintes commises (rappels à l’ordre et mises en demeure pour la plupart) et que les victimes, principales concernées, ne sont pas dédommagées. De même, la rapidité des excuses de France Télévisions méritait-elle vraiment d’être relevée ? Mise en balance avec la violence psychologique inouïe que le témoignage génère, elle ne constitue qu’une très mince réparation, autant pour la victime que pour les téléspectateurs.
Somme toute, le principe de dignité de la personne humaine semble devoir encore faire ses preuves dans le monde des médias pour parvenir à s’imposer et homogénéiser les différents secteurs qu’elle traverse.
SOURCES :
(1) ZÖLLER E., « La dignité de la personne humaine dans la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis » RGD, Etudes et réflexions 2014, n° 4, p.2.
(2) TRUCHET D., « La dignité et les autres domaines du droit », RFDA, 2015, p.1095.