Le 11 octobre 2017, la une du magazine Les Inrockuptibles dévoile Bertrand Cantat, chanteur condamné pour le meurtre de l’actrice Marie Trintignant, et fait la promotion du rappeur Orelsan, poursuivi à plusieurs reprises pour provocation à la violence à l’égard des femmes, sa chanson Saint-Valentin contenant notamment la ligne « tu vas t’faire Marie-Trintignier ». Cette couverture déclenche un véritable tollé sur les réseaux sociaux mais aussi au sein d’autres médias et fait l’objet de vives critiques de la part de nombreuses personnalités de tous bords politiques. Pour ces différents acteurs, le constat est unanime : la mise en avant de Bertrand Cantat est scandaleuse et Les Inrockuptibles ont manqué à leurs devoirs déontologiques. De quoi relancer l’épineux débat du rôle des médias au sein de notre société et de l’attitude qu’ils auraient à tenir envers les personnes incriminées ou condamnées pour crimes ou délits.
Dès le 19ème siècle, la presse bouleversa les pouvoirs tels qu’ils étaient organisés jusqu’alors. D’un chariot mené par les trois intemporels chevaux exécutif, législatif et judiciaire, l’Etat de droit se serait progressivement transformé en quadrige que les médias tireraient désormais au même titre. Cependant, ce « quatrième pouvoir » aurait tendance à bousculer l’ancestral pouvoir judiciaire, il n’est pas rare de lui reprocher de vouloir s’y substituer. Le 22 octobre 2007, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamna le quotidien Libération pour avoir diffusé un texte issu du roman Le procès de Jean-Marie Le Pen incriminant gravement le susnommé sans qu’une enquête sérieuse n’ait été effectuée au préalable.
Nos sociétés contemporaines se sont forgé une relation paradoxale avec la presse qui se retrouve à la fois persona non grata et indispensable au fonctionnement de la démocratie. Quelle place est finalement laissée à la justice ?
De la présomption d’innocence au droit à un procès équitable, la réserve à tenir pour garantir la bonne administration de la justice
Il n’est plus à prouver que la visibilité donnée à certaines procédures judiciaires peut influencer l’issue d’une affaire ; le cas d’O. J. Simpson, aux États-Unis, en est un exemple emblématique (1) et montre qu’il n’est pas symptomatique des pays de tradition romano-civiliste seulement. En France, nul doute que la surmédiatisation du procès de Jacqueline Sauvage, condamnée pour le meurtre de son mari violent, ait été décisive dans l’obtention de sa grâce, action que les magistrats ont fustigée et qualifiée de « déni de justice ». On comprend dès lors les enjeux que l’exposition d’une personne incriminée ou condamnée représente.
La médiatisation d’affaires judiciaires peut ainsi contrevenir à plusieurs droits fondamentaux que l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (Conv. EDH) consacre expressément. La présomption d’innocence et le droit à un procès équitable sont deux conditions inhérentes au bon déroulement d’une procédure pénale. À titre d’illustration, l’arrêt Ruokanen de 2010 fit clairement primer le droit à la présomption d’innocence sur la liberté de presse, condamnant un journaliste dont un article, rédigé avant toute enquête préliminaire, avait relayé les propos d’une jeune fille accusant les joueurs de l’équipe de baseball de son établissement de l’avoir violée. Poussant son analyse dans l’affaire Bédat, rendu le 29 mars 2016, la Grande chambre de la CEDH parvient à dresser six critères d’évaluation pour apprécier l’ingérence faite par un Etat membre dans la liberté d’expression d’un journaliste : la manière dont l’intéressé est entré en possession des informations litigieuses, la teneur de l’article, sa contribution à un débat d’intérêt général, son influence sur la conduite de la procédure pénale concernée, l’atteinte à la vie privée du prévenu et la proportionnalité de la sanction infligée. En l’espèce, le journaliste inculpé ne trouva point refuge derrière l’habituel inexpugnable article 10 de la Conv. EDH puisque la Cour, par quinze voix contre deux, estime que l’article litigieux a pu avoir une influence négative sur le jugement de la personne visée par ledit article (§ 69) et, allant plus loin dans son raisonnement, elle ajoute qu’il n’incombe pas à un gouvernement d’apporter la preuve, a posteriori, qu’une publication survenue en cours d’instruction ait eu une influence réelle sur la suite de la procédure : le seul risque suffit à justifier les mesures dissuasives prises par les autorités publiques (§ 70). Rappelons qu’en France, la présomption d’innocence est protégée par les articles 9-1 du Code Civil et l’article préliminaire du Code de procédure pénale.
Au Royaume-Uni, il a pu arriver qu’un procès soit annulé en raison d’une couverture médiatique ayant rendu l’affaire impossible à juger tant cette couverture fut « acharnée, importante, à sensation, inexacte et trompeuse » pour reprendre la formulation de la Cour d’appel division criminelle dans sa décision de 1993. L’entrave à la bonne administration de la justice, considérée comme un contempt of court (« outrage au tribunal ») au Royaume-Uni et Écosse, peut permettre de sanctionner lourdement les médias ayant entaché la procédure. Joëlle Godard, maître de conférences en droit à l’Université d’Edimbourg, rapproche l’article 434-16 du Code pénal d’un potentiel contempt of court mais estime que le gouvernement français ne permettrait pas l’introduction d’un tel dispositif dans son système judiciaire à cause de son rapport profondément différent à la presse en comparaison de la Grande-Bretagne. Il faudrait « réhabiliter l’image de la justice et accepter que pour garantir son bon fonctionnement le pouvoir des médias soit contrôlé et sanctionné par le juge » (2).
Une réduction de l’exposition à la presse viserait donc tout d’abord à protéger les droits de la personne inculpée mais aussi à garantir l’indépendance de la justice. L’idée n’est pas de transformer tout procès en lazaret mais bien d’installer une sorte de pontet modérant la frénésie médiatique.
Droit de réinsertion, déontologie de la presse et liberté d’expression : un équilibre délicat
Ensuite, la restriction briguerait une idée moins procédurale, plus morale, plus éthique. Pour comprendre, il faut d’abord partir de ce constat : l’espace médiatique n’est jamais pris de force. Si ces personnes sont exposées, comme l’a été Bertrand Cantat en octobre dernier, c’est qu’un média a bien voulu leur allouer cet espace ou qu’il est allé chercher la personne lui-même. Plusieurs problèmes se posent alors : rien n’empêche quelqu’un, quand bien même a-t-il été condamné ou fait l’objet de poursuites, de s’exprimer. Pire, leur limiter ce droit contreviendrait à l’objectif de réinsertion poursuivi par la loi du 24 novembre 2009 pénitentiaire. Ne reste donc plus qu’une certaine idée de la déontologie de presse pour espérer poser des bornes.
La réinsertion est une étape fondamentale dans la reconstruction sociale d’un individu, c’est pourquoi on perçoit un paradoxe dans la jurisprudence de la CEDH lorsqu’elle estime que l’interdiction de filmer en milieu carcéral méconnaît la liberté d’expression, paradoxe que la doctrine ne manque pas de relever : « La “nouvelle personne”, difficilement reconstruite – ou pas, peu importe – a un droit à la dignité qui inclut l’oubli pour le public de ce qu’elle fut et le respect pour ce qu’elle est devenue » (3). Philippe Combessie parle de la prison comme d’une stigmatisation entravant « de façon durable les possibilités d’intégration sociale après la fin de peine », phénomène amplifié par la publicité de cette incarcération qui en fait un « acte incorporé » dans la personne (4).
Ces personnes souhaitent donc être oubliées mais notre propos se concentre en réalité sur les individus dont la réinsertion repose sur l’exposition, dont le cœur de métier implique nécessairement une médiatisation : tel est le cas d’un chanteur, d’un acteur, d’un réalisateur ou même d’un producteur, en somme des corps de métiers touchant de près et de loin aux différents secteurs de l’art. La précision n’est pas anodine, les scandales récents ont démontré qu’il y avait une grande difficulté à condamner voire simplement évoquer les forfaits des personnalités dites « artistiques » en raison de leur rayonnement culturel, qu’elles soient mortes ou vivantes (pour s’en convaincre, il suffit d’étudier le cas du peintre Gauguin). De cette façon, s’il existe un droit à l’oubli facilitant le travail de réinsertion, existerait-il un droit à la visibilité des personnalités publiques ? Ce serait déjà le cas si l’on se fie aux libertés fondamentales guidant nos sociétés.
La liberté d’expression est la liberté primus inter pares par excellence à laquelle on ne peut (quasiment) rien opposer. Le 19 juin 2017, la Cour suprême des États-Unis a fait de l’accès aux réseaux sociaux une composante de la liberté d’expression si bien qu’un délinquant sexuel ne peut se voir refuser l’inscription à des réseaux sociaux quand bien même ceux-ci pourraient être fréquentés par des mineurs. Certes, les réseaux sociaux permettent aujourd’hui une visibilité parfois aussi puissante qu’un journal mais il n’en reste pas moins que la presse demeure le relais principal de la parole et, contrairement aux hébergeurs de contenus, il est attendu d’eux une bienséance accrue. On sait depuis l’arrêt Handyside que la liberté d’expression vaut également pour les informations et idées qui heurtent, choquent ou inquiètent, cela pour le bien du pluralisme et l’esprit d’ouverture dont une démocratie a besoin pour fonctionner. Sur 34.000 personnes sondées par Le Point, près de 80 % estimaient choquante la présence de Bertrand Cantat en une. Pour paraphraser l’arrêt Handyside, quelles « informations et idées » la presse fait-elle exactement passer en réunissant, sur une même couverture, deux symboles de la violence faite aux femmes ? D’autant plus quand cette violence est loin d’être une tendance isolée mais un véritable fléau d’ampleur mondiale. La caution « art » vaut-elle d’oublier que 123 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint (statistiques de 2016) en France ? À l’inverse, la promotion d’un artiste équivaut-elle à celle de ses crimes ? Par ce mécanisme, la presse n’effectue-t-elle pas un travail de banalisation voire de désensibilisation ?
La réponse à ces interrogations pourrait se trouver ailleurs. La presse est oblative et elle soumet les informations et les idées à un tout autre jugement : celui de l’opinion publique.
Le débat d’intérêt général, une justice à la fois antérieure et postérieure ?
L’hétérogénéité des décisions de la CEDH ne rend pas l’identification de la notion de « débat d’intérêt général » ou « débat public » aisée ; mettre en balance les différentes solutions retenues par les arrêts Bédat (susmentionné), Société de Conception de Presse et d’Édition ou encore Van Hannover permet de se rendre compte du problème. La notion de débat d’intérêt général a été vidée de sa substance (5) par le droit prétorien, retenons alors simplement qu’il incombe aux médias de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public (CEDH Informationsverein Lentia 1993). Si l’exposition de personnes condamnées ou accusées ne peut être limitée par l’Etat sans contrevenir à la liberté d’expression, il devient peut-être nécessaire de laisser la question de sa légitimité à la société, au débat public.
La presse et l’opinion publique se nourrissent mutuellement à tel point qu’avant même tout procès, une certaine justice peut d’ores et déjà poindre. Début octobre 2017, le New-York Times lance un pavé dans la mare – l’expression est euphémique – en révélant l’affaire Weinstein. Peu après, la suspension du compte Twitter de l’actrice Rose McGowan qui dénonçait les abus du célèbre producteur américain déclenche la colère des internautes et de la journaliste Sandra Muller qui, indignée, lance un hashtag pour briser le silence sur le harcèlement sexuel subi par les femmes. S’en est suivie une vague de hashtags et de sanctions sans précédent ; le producteur est renvoyé de la société qu’il a cofondée (Weinstein Company) mais aussi exclu de l’Académie des Oscars. L’Elysée songerait à lui retirer la légion d’honneur. Ce séisme dans le milieu de la production hollywoodienne a pris une envergure internationale. Ainsi assiste-t-on à la chute du producteur Gilbert Rozon, pourtant connu pour des faits d’agressions sexuelles depuis les années 90 : l’émission La France a un incroyable talent est déprogrammée de la chaîne M6, le producteur démissionne de toutes ses fonctions et vend les parts de son festival. De son côté, Eric Salvail – animateur et président de la compagnie Salvail & Co. Productions –, suspend sa carrière suite à des allégations d’inconduites sexuelles dirigées contre lui. Plus récemment encore, la célèbre série House of Cards est suspendue par Netflix, son acteur phare Kevin Spacey étant accusé d’harcèlement sexuel ; les International Emmy Awards renoncent également à donner un prix à l’acteur. Le milieu politique n’est pas épargné et le ministre britannique Michael Fallon démissionne de ses fonctions pour les mêmes accusations.
Dans la presse, les mêmes mots sont employés pour qualifier le phénomène ; ce sont des empires qui s’écroulent. La notion d’ante-justice prend ici toute sa substance. On songera à Roman Polanski, toujours poursuivi par les tribunaux américains pour viol sur mineure, qui avait renoncé à présider la cérémonie des César face à l’indignation qu’une telle nomination avait générée en janvier 2017.
Leur exposition médiatique a réussi à produire deux choses : une promotion en toute impunité durant des décennies et, aujourd’hui, une violente dégringolade soldée d’enquêtes judiciaires. Les deux sont interdépendantes ; on comprend dès lors qu’il est impossible de restreindre l’espace médiatique à ces personnes. On en reviendra à la problématique initiale de l’influence qu’aura cette fièvre médiatique sur la conduite des différents procès puis viendra la question de leur réinsertion. La boucle est bouclée.
Qu’en est-il des personnes ayant déjà « payé » ? Bertrand Cantat s’est confronté à la question en acceptant de faire la une d’un magazine populaire. Une fois justice rendue et peine accomplie, la logique voudrait que la personne reprenne le cours normal de sa vie, fût-il lié aux médias ou non. La réponse de l’opinion publique à ce principe est unanimement négative.
Une post-justice existe et peut-être est-elle plus dure et terrible que la loi elle-même. Le jugement est définitif, celui du peuple ne l’est jamais. Dura societas, sed societas.
SOURCES :
(1) GABRIEL R., « This Case Is Brought to You by…: How High-Profile Media Trials Affect Juries », Loy. L.A. L., vol. 33, 2000, p. 730, lien.
(2) GODARD J., « Contempt of court en Angleterre et en Ecosse ou le contrôle des médias pour garantir le bon fonctionnement de la justice », RSC, 2000, p. 367.
(3) PONCELA P., « Les liaisons dangereuses du droit à l’image et du droit à l’information du public », RSC, 2012, p. 659.
(4) COMBESSIE P., « Ambivalences des sociétés démocratiques vis-à-vis de la prison comme dispositif d’aide à la réinsertion : évolutions récentes », actes de colloque du 28 et 29 janvier 2016, Le droit à la réinsertion des personnes détenues, Toulouse I Capitole, p. 55, lien.
(5) RENUCCI J.-F., « Les personnalités publiques ont-elles encore droit au respect de leur vie privée ? », D., 2016, p. 117.