Les producteurs de la série télévisée Blackmirror l’ont scénarisé, la programmeuse russe Eugenia Kuyda-Luka l’a fait : dialoguer avec une personne décédée par le biais d’une intelligence artificielle. Ce chatbot, logiciel de discussion instantanée, a enregistré des millions de messages de la personne pendant sa vie, et en a tiré un langage littéraire, une réflexion, et une façon de penser. Lorsque la jeune femme lui parle, son ami lui répond virtuellement. La frontière entre la vie et la mort s’amenuiserait-elle avec l’essor du numérique ? Nos morts seront-ils bientôt des hologrammes capables de dialoguer avec nous, et d’interagir avec nos comportements et nos humeurs ? Interrogations sur la « mort numérique ».
La mort numérique dans le marbre de la loi
Jusqu’à la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, la seule personne capable d’agir sur ses données personnelles — en rectification, effacement, déréférencement — était le titulaire des droits lui-même. Mais qu’advenait-il lorsque ce dernier venait à décéder ? Quid du profil Facebook, du blog personnel, des contenus en ligne ? Et surtout, si action il devait y avoir, à qui en revenait le droit ? L’on estime en effet que « chaque minute, trois personnes inscrites sur Facebook meurent dans le monde ». Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il n’y ait un jour plus de morts que de vivants sur les réseaux sociaux. Il était donc primordial qu’une solution juridique soit trouvée : la réponse du législateur apparaît dans l’article 40-1 nouveau de la loi fondatrice de janvier 1978. Il est désormais possible de désigner — de son vivant — un mandataire pour agir en notre qualité et pour notre compte après le décès. Celui-ci se voit transmettre les prérogatives individuelles consacrées par la loi : la conservation, l’effacement, et la communication des données. Tout ceci peut même se faire devant un « tiers de confiance numérique certifié par la Commission nationale de l’informatique et des libertés ». En l’absence d’un tel exécutant testamentaire, les héritiers se voient de facto confier cette tâche.
Que dire de ces inédites attributions ? Selon Amélie Favreau, l’obligation de conservation des données s’apparente à un « statu quo numérique », impliquant pour le titulaire des droits de ne pas signaler le décès aux responsables de traitement. Cette obligation va de pair avec la communication des données, qui permet d’obtenir une copie des données des réseaux sociaux et autres espaces digitaux de la personne disparue. Psychologiquement, ces effets personnels numériques peuvent aider les proches à faire leur deuil. Enfin, le droit d’effacement permet aux ayants droit de faire supprimer certaines données, bien que cela semble juridiquement complexe à mettre en œuvre dans la mesure où ceux-ci pourraient outrepasser la volonté du disparu.
En revanche, le droit d’accès, qui permet de demander à un responsable quelles données font l’objet d’un traitement, s’éteint avec la personne. Hypocrisie juridique que de justifier cela par l’incursion trop importante dans la vie privée de la personne, alors que l’on confie à un tiers — quand bien même désigné par voie de consentement — la gestion de données intimes ne lui appartenant pas ?
Ce nouvel outil juridique était pourtant nécessaire. Il s’inscrit dans le renforcement de la protection des données personnelles que les législateurs français et européens tentent d’insuffler progressivement. Il répond à des préoccupations tierces, si éloignées peuvent-elles paraître : la consommation numérique a par exemple des conséquences environnementales. On estimait en 2015 que l’empreinte annuelle par internaute et par an équivalait à 200 kg de gaz à effet de serre, et 3000 litres d’eau. Ce coût s’explique par le stockage des données et des réseaux dans des data centers et leur coût en énergie. Permettre d’alléger internet de quelques pages inactives, de liens morts, ou de profils inactifs, est donc une action écologique. Dans une optique plus juridique, le concept de mort numérique soulève, encore une fois, le débat sur le statut de la donnée personnelle.
Le statut complexe de la donnée personnelle
L’écueil principal que pose la reconnaissance de la mort numérique réside dans le statut tacitement accordé aux données personnelles. La simple affirmation de leur survivance après le décès est une base juridique solide pour les considérer comme un élément constitutif de la personne humaine. Conférer contractuellement à un tiers la gestion des données est également un argument tangible pour étayer la théorie selon laquelle l’identité numérique serait une composante de l’identité physique. La réification des données personnelles entraînerait, par exemple, un droit de propriété sur celles-ci. Cette dialectique, loin d’être sibylline, est en pratique inenvisageable ; offrir des droits sur des données en tant que biens matériels ne perfectionnerait nullement leur protection dans la mesure où ces objets sont difficiles à appréhender pour tout un chacun. Leur statut juridique peut demeurer du ressort de l’immatériel tant que la législation y est adaptée. En outre, la matérialisation des données entraînerait sans doute de lourds antagonismes juridiques. Si l’on reconnaît un droit de propriété sur les données, les confier à un tiers après la mort équivaudrait à violer un droit fondamental, à moins de les intégrer au patrimoine par voie de succession. L’on pourrait pareillement jauger qu’il s’agit d’une atteinte à la vie privée que d’avoir accès à ces données une fois la personne disparue — l’on pense notamment aux conversations privées sur les réseaux sociaux. Cela pourrait augurer de nombreux abus. Approfondissant ces spéculations, et estimant que les données personnelles sont une partie de l’identité juridique, y accéder, les modifier et les conserver après le décès serait illégal de lege lata, puisque l’article 16-1-1 du Code Civil dispose que « le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort ».
Cette intervention législative se juxtapose à une atmosphère de réflexion sociologique — à savoir l’impact des technologies sur le décès. La vie numérique perdure après la mort : c’est un fait établi. Si l’on venait à pouvoir en faire de même avec la vie physique, des enjeux juridiques inédits verraient le jour.
Le fantasme de l’au-delà numérique
L’affirmation semble utopique et pourtant : des ingénieurs se sont déjà penchés sur la possibilité de créer des avatars, des hologrammes, ou des chatbots qui incarneraient nos disparus. Outre la dimension futuriste qui nous effleure l’esprit instinctivement, cela interrogerait nécessairement les juristes sur le statut de ces intelligences artificielles. Pourrait-on considérer qu’il s’agit d’un prolongement de la personne humaine, capable de recréer la personne à l’identique, et en poussant à l’extrême la réflexion, de récupérer sa personnalité juridique ? Notre éthique l’interdirait de prime abord. Pourtant, il se développe d’ores et déjà un commerce assez funeste autour de la mort, qui pourrait augurer l’avènement de telles pratiques.
« Gravez l’histoire d’une vie sur le Web », tel est le slogan de Bescrib, un réseau social de de cujus. Le principe est simple : créer une page de son vivant et y partager des souvenirs pour que les descendants puissent avoir accès à l’histoire familiale. En somme, un mélange d’utile et de glauque que l’on a encore du mal à concevoir. Ici aussi, la protection des données personnelles sera à repenser, car quid des personnes qui ont volontairement partagé leurs informations dans un but de diffusion ?
Se développent également des pierres tombales connectées, qui diffuseraient des photographies de la personne disparue et seraient interactives : plus besoin de chercher le chemin, la demeure funeste est géolocalisée et le plan de votre smartphone vous y conduit directement. Un ingénieur croate, Dubravko Sosic en a conçu un prototype en 2015. Et selon lui, « en fonction du nombre de visites et de clics sur la tombe, on pourrait déterminer le prix de la publicité pour des fleurs, des bougies, des produits d’entretien ». L’intention commerciale n’est donc pas même dissimulée. Rappelons ici encore le respect dû au corps après la mort, qui n’est censé connaître aucun discrédit ; la commercialisation par le biais de la tombe porte une atteinte indéniable au corps humain.
L’amour que l’on porte à nos disparus ne devrait pas devenir une source de profit ; pourtant, les possibilités qu’offrent le numérique semblent discrètement y ouvrir la porte. En témoigne le projet d’une start-up coréenne et de son application « With me », qui permettra de prendre des selfies avec l’image incrustée d’une personne décédée.
La définition juridique de la mort et l’appréhension sociale et psychologique qu’en ont les individus en font une notion spéciale, qui ne devrait pas être amenée à évoluer. Les mutations comportementales permises par la technologie ont des bénéfices considérables — en termes d’éducation, d’accès à l’information, d’entraide humaine — mais tout ne peut pas être amélioré. Encadrer la mort « numérique » — comprendre par-là les données rattachées à un individu pendant son existence — afin de protéger la vie privée est un apport notable ; mais chercher à modifier le cours de la nature est pour l’instant trop ambitieux et dérangeant. Les questions juridiques et éthiques qui suivraient ces remises en cause avant-gardistes semblent bien trop complexes. Il faut savoir utiliser le progrès avec parcimonie, et ne pas tenter de l’appliquer à tous les domaines, au risque de voir s’éteindre le propre de l’homme : la vie humaine.
SOURCES :
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FAVREAU A., « Mort numérique : précisions sur la nature et le régime du contrôle post mortem des données à caractère personnel… », RLDI, n° 132, 1er déc. 2016, consulté le 6 novembre 2017, < http://lamyline.lamy.fr.lama.univ-amu.fr/Content/Document.aspx?params=H4sIAAAAAAAEAMtMSbF1CTEwMDAyNDOwNDdRK0stKs7Mz7MNy0xPzStJVStOTSxKzghITE_1yU9MSU1xqnTMSqywDckvLdZLLC6oUCtJTCr2ySwusQ0GqwwBclWNTACjaPz5WAAAAA==WKE >
FORÊT É., « Il y aura bientôt plus de morts que de vivants sur Facebook », franceinter.fr, publié le 31 octobre 2017, consulté le 6 novembre 2017, < https://www.franceinter.fr/societe/il-y-aura-bientot-plus-de-morts-que-de-vivants-sur-facebook >
LABBE P., « “With me”, l’application très étrange qui permet de prendre un selfie avec un mort », realite-virtuelle.com, publié le 8 mars 2017, consulté le 6 novembre 2017, < https://www.realite-virtuelle.com/with-me-selfie-mort-0803 >
PAVIĆ S., « Oubliez le marbre, passez à la pierre tombale numérique », courrierinternational.com, publié le 31 octobre 2017, consulté le 6 novembre 2017, < http://www.laprovence.com/actu/en-direct/4183156/parler-aux-personnes-decedees-bientot-possible.html >