C’est une loi très attendue pour le Gouvernement Castex qui veut donner davantage de moyens d’agir contre ceux qui veulent déstabiliser la République. Ce projet comporte plusieurs dispositions dont celles relatives à la lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne. Nous axerons notre sujet sur l’analyse de cette dernière, en essayant de mettre au cœur de notre étude la question suivante : la lutte contre la haine en ligne se fait-elle au détriment du texte fondamental de 1881 ?
Lors de sa présentation en Conseil des ministres le 9 décembre 2020, le Premier ministre expose les deux grands objectifs poursuivis par la loi : garantir le respect des principes républicains et le libre exercice du culte. La disposition de notre étude se concentre sur le premier volet du projet de loi.
En effet, le chapitre 5 du projet de loi est intitulé «dispositions relatives à la lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne» et a été ajouté par le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, en réponse à l’assassinat du professeur Samuel Paty en octobre dernier.
L’objectif est d’éviter les écueils de la loi Avia, censurée le 18 juin par le Conseil constitutionnel au nom de la liberté d’expression.
Deux mesures phares vont être créées par le garde des Sceaux : la création d’un nouveau délit dans le code pénal et la modification du code de procédure pénale pour juger la haine en ligne.
La création d’un nouveau délit de mise en danger de la vie d’autrui
Ce nouveau délit, prévu à l’article 18 du projet de loi, conduit à la genèse d’un nouvel article dans le code pénal : l’article 223-1-1.
Ce dernier dispose : « Le fait de révéler, diffuser ou transmettre, par quelque moyen que ce soit, des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser, dans le but de l’exposer, elle ou les membres de sa famille, à un risque immédiat d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique, ou aux biens, est puni de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende ». Les sanctions seront aggravantes lorsque les faits visent une personne dépositaire de l’autorité publique.
Dès lors, il advient d’analyser ce nouveau délit, critiquable sur plusieurs points.
- Un délit vaste, général et imprécis
Les informations concernées ne seront pas des données personnelles mais des « informations » sur la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne. Elles devront être suffisamment précises pour l’identification et la localisation. Encore, le caractère malveillant de la personne poursuivie devra être démontré par l’exposition à un risque d’atteinte à la vie, intégrité physique et même intégrité psychique d’une personne. Or, aucune précision n’est cependant formulée par le gouvernement sur ce qu’est « le risque d’atteinte à la vie » ou encore « l’atteinte à l’intégrité physique ». L’approximation de ces notions conduira à une difficulté d’application.
- Un arsenal répressif suffisamment complet
On remarquera que l’arsenal répressif est suffisamment complet puisque deux articles existent et prévoient une répression pour la révélation d’une identité dans un but de nuire.
En effet, l’article 226-4-1 du code pénal prévoit déjà une peine d’un an emprisonnement et de 15 000 euros d’amende s’il est fait « usage d’une ou plusieurs données de toute nature permettant (d’identifier un tiers) en vue de troubler sa tranquillité ou celle d’autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération » « Cette infraction est punie des mêmes peines lorsqu’elle est commise sur un réseau de communication au public en ligne ». Aussi, l’article 226-22 du même code dispose que : « Le fait, par toute personne qui a recueilli, à l’occasion de leur enregistrement, de leur classement, de leur transmission ou d’une autre forme de traitement, des données à caractère personnel dont la divulgation aurait pour effet de porter atteinte à la considération de l’intéressé ou à l’intimité de sa vie privée, de porter, sans autorisation de l’intéressé, ces données à la connaissance d’un tiers qui n’a pas qualité pour les recevoir est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende ».
Alors que le nouvel article résonne comme un article de plus dans l’arsenal répressif, ne pourrait-on pas se contenter d’appliquer, avec plus de précisions, les dispositions déjà en vigueur plutôt que de rajouter des articles similaires.
Encore, pourquoi ce délit n’a pas fait l’objet d’un ajout dans la loi de 1881 plutôt que dans le code pénal ? La réponse est simple : faciliter l’action des poursuites avec la comparution immédiate. C’est donc affaiblir une fois de plus le texte de 1881 en remettant en cause son efficacité.
En parallèle, une comparaison avec l’article 24 de la loi des députés LREM sur la «sécurité globale» me paraît également nécessaire puisque les deux dispositions sont elles aussi quasi-identiques, à l’exception faite au critère du « risque immédiat ».
Ce dernier dispose : « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un agent de la police nationale ou de la gendarmerie nationale autre que son numéro d’identification individuel lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police ».
Cela montre bien une course des politiques à celui qui insérera le plus de textes dans l’arsenal répressif, empreignant le code de leur personnalité. En l’espèce il s’agit donc d’inclure dans le nouvel article 223-1-1 du code pénal une version remaniée du polémique article 24 de la proposition de loi « sécurité globale ».
Juger les auteurs de contenus haineux en comparution immédiate
L’autre mesure phare de ce premier volet est la modification du code de procédure pénale.
L’article 20 du projet de loi modifie l’article 397‑6 du code de procédure pénale : « Par dérogation au premier alinéa, les dispositions des articles 393 à 397‑5 sont applicables aux délits prévus par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Néanmoins, cette dérogation est exclue lorsque sont applicables les dispositions concernant la détermination des personnes responsables de l’article 42 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ou de l’article 93‑3 de la loi n° 82‑652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle ».
Cette décision s’inscrit dans la continuité des propos du garde des Sceaux tenus le 18 novembre 2020 : « Nous allons faire en sorte que ceux qui diffusent ce poison qu’est la haine en ligne soient immédiatement jugés devant le tribunal correctionnel dans le cadre d’une comparution immédiate ». Il rajoute que : « Trop de personnes qui n’ont rien à voir avec la presse viennent profiter du bouclier de la loi de 1881 qui protège la liberté d’expression pour distiller des discours en rupture avec les valeurs de la République ».
Mais comment mettre en place la comparution immédiate sans entraver la loi de 1881 ?
Pour le ministre, les articles 23 et 24 resteront dans la loi de 1881 : « On ne change pas la loi de 1881, mais on changerait le code de procédure pénale pour prévoir la possibilité d’audience en comparution immédiate » explique-t-il, « on va agir sur les délais sans toucher à la loi », pour ainsi « préserver les journalistes ». Au ministère de la Justice, on veut y voir « un point d’équilibre » pour « préserver le travail des journalistes, tout en visant la haine en ligne ».
Par ces déclarations, on comprend qu’officiellement on ne touche pas à la loi de 1881 et à son article 24 mais officieusement est-ce le cas ? N’était-ce pas dénaturer tout le symbole même du texte que de modifier ses actions de poursuite ?
En effet, au sein de la loi de 1881, l’article 24 porte sur les questions liées à l’incitation à la haine.
L’article 24 dispose que « ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement ». Ce texte fondateur de nos libertés fait donc de la liberté d’expression le principal et de la répression l’exception. Il se veut donc garant de l’équilibre délicat entre liberté d’expression et répression des abus.
De ce fait, modifier le code de procédure pénale pour pouvoir juger en comparution immédiate est une atteinte à l’esprit même du texte de 1881 puisque le répressif deviendrait le principal et non l’exception. C’est une dénaturation, où les politiques décideront de qui est journaliste et qui ne l’est pas. C’est un grave affaiblissement du droit et de son effectivité en raison des dangers que représente la comparution immédiate.
- Sur le sort des journalistes
Le garde des Sceaux entend « réguler, au travers de la loi, notamment de 1881, les immixtions de ceux qui ne sont pas journalistes et qui ne méritent pas d’être protégés par cette loi ». L’idée est donc de mettre en place une procédure rapide pour juger les non-journalistes avec la comparution immédiate.
Pour rappel, l’article L. 7111-3 du Code du travail dispose qu’est journaliste professionnel « celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs publications quotidiennes ou périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources ». Ainsi, les propos haineux tenus par un journaliste sur un site internet, après fixation de son directeur de publication, ne seraient pas jugés en comparution immédiate mais les déclarations faites par un journaliste sur son compte Twitter pourraient l’être potentiellement. C’est donc une mesure menaçante pour la profession notamment pour de nombreux journalistes à statuts précaires.
En effet, dans les conditions de l’article, le journaliste pigiste bénéficie du statut de journaliste professionnel permanent lorsque l’entreprise de presse lui fournit régulièrement du travail pendant une longue période. Mais, lorsqu’ils démarrent leurs métiers, certains pigistes ne travaillent pas forcement dans le cadre d’une publication avec cette « responsabilité en cascade ». Encore, concernant les journalistes professionnels indépendants, c’est-à-dire celui qui agit dans un état de totale indépendance sans lien de subordination, ils ne pourront pas bénéficier du régime de responsabilité en cascade.
De ce fait, en raison de la multiplicité des statuts des journalistes, déclarer que seuls ceux qui répondraient du régime de responsabilité en cascade seront « protégés » est irrationnel et dramatique pour la profession.
- Sur la comparution immédiate
C’est une procédure rapide, en apparence simple, et qui permet de juger les personnes directement après la garde à vue. C’est une justice d’abatage qui sous couvert d’efficacité peut se révéler dangereuse pour le justiciable. En effet, outre les débats de faible qualité, ils sont expéditifs et le risque d’atteinte à la liberté d’expression est très fort en cas de comparution immédiate.
Notre liberté d’expression n’est-elle pas d’une importance telle qu’une enquête judiciaire préalable à tout jugement est nécessaire ? L’espèce s’attarde ici à vouloir agir rapidement face aux discours de haine susceptibles de provoquer des effets dévastateurs quitte à assimiler un fondement républicain à un dossier relativement simple, sans complexité et dénué d’importance. Ainsi, aucune mise en balance entre un délit et une liberté fondamentale ne sera effectuée, laissant la lutte contre la haine en ligne au détriment du principal, la liberté d’expression.
En janvier 2021, le parquet de Paris va ouvrir un nouveau pôle, spécialisé dans la haine en ligne. L’objectif : créer un « Pharos judiciaire » capable de faire « reculer le sentiment d’impunité » sur Internet. Le temps nous confirmera son efficacité.
Pour conclure, ce n’est malheureusement pas la première fois que la loi de 1881 est remise en cause. Pour rappel, la loi antiterroriste de 2014, portée par Manuel Valls, avait déjà modifié la loi de 1881 en faisant passer le délit d’apologie du terrorisme de la loi sur la presse au code pénal. La lutte contre la haine en ligne n’est pas non plus datée d’aujourd’hui. En effet, le début du débat a commencé par la proposition de loi du 13 mai 2020, connue sous le nom de loi Avia. En substance, le texte prévoyait que les plateformes devaient retirer, sous peine d’amende, les contenus haineux dans un délais de 24 h après le signalement d’un internaute, sans même l’appréciation d’un juge, donc risque de sur-censure. Jugée liberticide, la loi fît l’objet d’une forte censure par les Sages le 18 juin 2020 qui affirment une fois de plus leur attachement au respect de la liberté d’expression. Reste à voir s’ils feront de même avec ce projet de loi où les débats sont sans doute loin d’être terminés sur ces questions délicates.
SOURCES :
- Assemblée Nationale, « Projet de loi n°3649 confortant le respect des principes de la République », http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3649_projet-loi, 09/12/2020.
- Gouvernement, « Présentation du projet de loi confortant les principes républicains », https://www.gouvernement.fr/partage/11944-presentation-du-projet-de-loi-confortant-les-principes-republicains, 09/12/2020.
- Conseil d’État, « Avis sur un projet de loi confortant le respect, par tous, des principes de la République », https://www.conseil-etat.fr/ressources/avis-aux-pouvoirs-publics/derniers-avis-publies/avis-sur-un-projet-de-loi-confortant-le-respect-par-tous-des-principes-de-la-republique, 09/12/2020.
- Vie publique, « Projet de loi confortant le respect des principes de la République », https://www.vie-publique.fr/loi/277621-loi-separatisme-confortant-le-respect-des-principes-de-la-republique, 10/12/2020.
- Légifrance, « Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse », https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006070722/2020-12-12/
- Jean-Sébastien MARIEZ et Laura GODFRIN, Dalloz actualité, « Censure de la « loi Avia » par le Conseil constitutionnel : un fil rouge pour les législateurs français et européens ? », https://www.dalloz-actualite.fr/flash/censure-de-loi-avia-par-conseil-constitutionnel-un-fil-rouge-pour-legislateurs-francais-et-eur#.X9Ycpy17TOQ, 29/ 06/2020.
- Légipresse, « Haine en ligne : ce que prévoit le projet de loi « confortant les principes républicains » », https://www.legipresse.com/011-50927-haine-en-ligne-ce-que-prevoit-le-projet-de-loi-confortant-les-principes-republicains.html, 20/11/2020.
- Héléna BERKAOUI, Public Sénat, « Haine en ligne : ce que dit la loi », https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/haine-en-ligne-ce-que-dit-la-loi-185155, 20/10/2020.
- François VIGNAL, Public Sénat, « Haine en ligne : Éric Dupond-Moretti ne veut pas que certains puissent « profiter » de la loi de 1881 sur la liberté de la presse », https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/haine-en-ligne-eric-dupond-moretti-ne-veut-pas-que-certains-puissent-profiter, 18/11/2020.
- Jean-Baptiste JACQUIN, Le Monde, « Une procédure de comparution immédiate pour les propos haineux en ligne»,https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/11/19/une-procedure-de-comparution-immediate-pour-les-propos-haineux-en-ligne_6060328_3224.html, 19/11/2020.
- Pierrick BAUDAIS, Ouest-France, « La loi contre le séparatisme : une entaille à la liberté d’expression ? », https://www.ouest-france.fr/societe/justice/loi-contre-le-separatisme-une-entaille-a-la-liberte-d-expression-7056641, 19/11/2020.
- Marc REES, Nextinpact, « Le futur délit de « mise en danger de la vie d’autrui » par diffusion de données personnelles », https://www.nextinpact.com/article/44336/le-futur-delit-mise-en-danger-vie-dautrui-par-diffusion-donnees-personnelles, 18/11/2020.