Par une décision du 4 janvier 2021, la justice britannique s’est prononcée contre l’extradition du célèbre fondateur de Wikileaks aux États-Unis, où il encourt une peine de 175 ans de prison depuis son inculpation pour espionnage prononcée le 23 mai 2019.
La « Saga Assange »
Julian Assange naît dans les années 70 en Australie. Après une enfance chaotique, le jeune Julian se dirigera vers l’informatique, et commencera en tant que programmeur et développeur de logiciels libres dans les années 90. Dans cette même décennie, il commencera ses activités de hacker, qui le mèneront, en 2006, à fonder Wikileaks, une organisation non gouvernementale sans but lucratif. Elle vise à donner une tribune aux lanceurs d’alerte souhaitant dénoncer des scandales d’état via le site https://www.wikileaks.org/.
En avril 2010, apparaissent sur Wikileaks des documents américains classifiés sur la seconde guerre du Golfe, dont la tristement célèbre video « Collateral murder », montrant des coups de feu tirés depuis un hélicoptère américain sur une population de civils en Irak le 12 juillet 2007, ayant notamment entraîné la mort de deux reporters de l’agence Reuters. D’autres documents, comme des câbles diplomatiques sensibles, seront également mis en ligne en 2010.
Alors président à cette époque, Barack Obama exprimera son souhait de ne pas voir poursuivi le fondateur de Wikileaks pour espionnage, car ce dernier était considéré comme journaliste. Son travail journalistique autorisait de ce fait la publication d’informations au public, dans le cadre de la liberté d’expression et de la liberté de la presse, protégées par le premier amendement de la Constitution des États-Unis. Cette volonté sera entendue et la justice américaine, ne trouvant pas d’autre angle pour l’attaquer en justice, renoncera à poursuivre Assange.
Expatrié en Suède, il sera emprisonné là bas en décembre 2010 pour des faits de viol et d’agression sexuelle, puis relâché sous caution. Il choisira ensuite en 2012 de se réfugier dans l’ambassade d’Équateur à Londres afin d’éviter une extradition vers la Suède : les accusations émises à son encontre n’étaient selon lui qu’un prétexte imaginé par les États-Unis pour le renvoyer à terme sur le territoire américain.
La Suède abandonnera les poursuites en 2017, et cette même année Julian Assange sera naturalisé équatorien. Craignant toujours une extradition vers les États-Unis, il vivra pendant 7 ans au sein de l’ambassade équatorienne, jusqu’à ce que le président équatorien décide de sa déchéance de nationalité, et donc de mettre fin à son asile politique.
Ainsi, le 11 avril 2019, Assange est arrêté à Londres en vertu d’une demande d’extradition américaine pour « association de malfaiteurs en vue de commettre une intrusion informatique ».
Ce délit, puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 5 ans, est prévu par le « Computer Fraud and Abuse Act », loi fédérale étasunienne de 1986 portant sur la sécurité des systèmes d’information.
Le 23 mai 2019, soit à peine plus de deux mois après l’émission de la première demande d’extradition, la justice américaine annonce une nouvelle inculpation à l’encontre de l’activiste australien, cette fois-ci pour espionnage, 18 chefs d’accusation ayant été retenus, dont 17 condamnés par « l’Espionage Act ». Julian Assange ne risque donc plus 5 ans de prison mais 175 ans.
Zoom sur l’Espionage Act
Une telle inculpation emporte de lourdes conséquences. Dans un contexte de guerre mondiale, la loi américaine sur l’espionnage « Espionage Act », adoptée en 1917, avait été à l’origine pensée pour punir toute transmission de documents secrets à une puissance ennemie des États-Unis.
Or, sous les présidences Obama et Trump, une recrudescence de l’utilisation de ce texte a pu être observée dans le cadre d’affaires impliquant des lanceurs d’alerte. Cette tendance a été vivement critiquée, notamment en raison de la sévérité des peines prévues.
Nous pouvons par exemple citer Reality Winner, américaine de 26 ans ayant dévoilé des documents confidentiels traitant des piratages informatiques russes lors de l’élection présidentielle de 2016, condamnée à 5 ans et 3 mois de prison en vertu de cette loi.
C’est également sur le fondement de ce texte que le célèbre Edward Snowden a été inculpé en 2013 pour « communication non autorisée de renseignements de défense nationale » et « divulgation volontaire de renseignements sensibles à une personne non autorisée ». Cela pourrait lui valoir une peine de 30 ans d’emprisonnement, raison pour laquelle l’informaticien est encore aujourd’hui expatrié en Russie.
Une victoire en demi-teinte pour la liberté d’expression
Commençons par noter que si les juges américains avaient renoncé à poursuivre Julian Assange en 2010, il n’en est pas de même aujourd’hui.
En effet, le ministère de la justice de l’époque ne souhaitait pas faire obstacle à la très estimée liberté d’expression, principe sous tendant la liberté de la presse, protégée par le premier amendement de la Constitution des États-Unis.
Cet argument est néanmoins balayé par les juges de l’administration Trump, qui renient le caractère journalistique des publications et soulignent la mise en danger d’autrui en raison de la présence d’informations identifiantes contenues dans les documents classifiés.
À l’annonce du refus d’extradition vers les États-Unis, les supporters de Julian Assange se sont réjouis d’un tel verdict, tout en soulignant pour la plupart que cette décision n’était pas une réelle victoire pour la liberté d’expression.
En effet, si l’on examine de plus près les motifs de refus de la juge britannique Vanessa Baraitser, force est de constater que ceux-ci ne font pas réellement écho aux motivations des défenseurs de la liberté de la presse. Il a été estimé que seulement l’état psychologique de Julian Assange ne permettait pas d’envisager une extradition : ont notamment été soulevés les arguments du diagnostic d’une dépression sévère et d’un risque élevé de suicide, confirmés par les proches du lanceur d’alerte.
La juge a même considéré, en accord avec les arguments de l’accusation, que l’accord passé par Assange avec ses sources pour obtenir les documents, notamment avec Chelsea Manning, ancienne analyste militaire, l’avait « fait aller au delà du rôle lié au journalisme d’investigation ».
La directrice des campagnes internationales de Reporters Sans Frontières, Rebecca Vincent, explique :
« Nous sommes extrêmement déçus que la cour n’ait pas saisi cette occasion de défendre la liberté de la presse. Nous contestons la lecture de la juge selon laquelle ce procès n’est pas un procès politique (…). Cette décision laisse la porte ouverte à de futures plaintes similaires et provoquera des autocensures pour les journalistes qui couvrent les questions de sécurité nationale. »
Ce point de vue est partagé par de nombreux juristes spécialistes de la question, notamment par Pierre Farge, avocat au barreau de Paris ayant défendu plusieurs lanceurs d’alerte, qui estime :
« Il est en effet malheureux que le refus d’extradition d’un lanceur d’alerte ayant permis de révéler des pratiques gouvernementales nuisant à l’intérêt général, voire diplomatiquement scandaleuses, se fonde essentiellement sur un état mental fragilisé, plutôt que les droits à l’origine de ces troubles. C’est parce que Julian Assange s’est battu pour la liberté d’expression et le droit à l’information dans le cadre de son alerte (la cause) qu’il est aujourd’hui fragilisé physiquement et moralement (la conséquence), et pas l’inverse. »
D’après ce dernier, il est également « malheureux que le magistrat ne se soit pas inspiré des travaux effectués pour la transposition de la directive relative à la protection des lanceurs d’alerte en droit interne (…) s’il n’y avait pas eu le Brexit »
Zoom sur la directive 2019/1937 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union du 23 octobre 2019
Cette directive de 2019 tend à unifier les différentes protections accordées aux lanceurs d’alerte au sein des états membres de l’Union Européenne. En effet, bien que nous disposions en France d’une telle protection, conférée par la Loi Sapin II du 9 décembre 2016, elle n’est pas équivalente dans tous les pays de l’UE.
La transposition de cette directive n’a pas encore été effectuée en France, mais devra être faite avant décembre 2021. Elle prévoit par exemple que les lanceurs d’alerte devront être informés de l’avancée de leur signalement dans des délais précis, que les entreprises devront mettre en place des canaux de signalement spécifiques et anonymisés, mais aussi des sanctions envers les entreprises qui ne respecteraient pas ces engagements.
Le 4 octobre 2020, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) rendait un avis sur cette transposition prochaine. Elle recommande au législateur français d’opter pour des « options favorables à la protection effective des lanceurs d’alerte » autorisées par la marge d’interprétation laissée aux états membres.
Cette vision est également partagée par l’ancien Défenseur des droits Jacques Toubon, qui appelait en juin 2020 le gouvernement et le parlement français à une transposition « ambitieuse » de la directive en droit interne, tout en conservant les dispositions prévues par la Loi Sapin II, notamment sa large définition du lanceur d’alerte.
Certains pays, à l’instar du Danemark par exemple, ont déjà annoncé que la transposition de ce texte en droit national viserait plus de cas que ceux prévus par la directive.
Mais revenons à l’affaire Assange : Le 31 janvier 2020, le Royaume-Uni est devenu un pays tiers à l’UE, et, de ce fait, il n’a plus à appliquer les directives européennes sur son territoire. Ainsi, la justice britannique n’est plus tenue d’accorder la protection aux lanceurs d’alerte tels que Julian Assange voulue par la directive 2019/1937 – même s’il n’est pas interdit aux juges de s’inspirer des travaux européens en la matière.
Conclusion
Ce jugement ne sonne pas la fin définitive de cette saga judiciaire qui dure depuis maintenant plus de 10 ans. L’accusation a en effet annoncé qu’elle comptait faire appel de la décision anglaise, en soulignant que bien que déçue par le choix final de non extradition, elle s’estimait satisfaite car ses arguments avaient été entendus et confirmés par la justice britannique.
L’arrivée de Joe Biden au pouvoir pourrait également changer les choses : Le prochain président américain souhaitera t-il maintenir les poursuites à l’égard de l’australien, qu’il qualifiait en 2010 de « terroriste high-tech », ou le graciera t-il pour soutenir la liberté de la presse ? Les paris sont ouverts.
Sources:
US Department of Justice, WikiLeaks Founder Julian Assange Charged in 18-Count Superseding Indictment, 23 mai 2019
Reporters Without Borders, UK court blocks US attempt to extradite Julian Assange, but leaves public interest reporting at risk, 4 janvier 2021
Congress.gov, Whistleblower Protection Act of 1989
Congress.gov, H.R.4718 – Computer Fraud and Abuse Act of 1986
Congress.gov, S.3402 – Espionage Act Reform Act of 2020
Congressional Research Service (CRS), The Whistleblower Protection Act: An Overview, 12 mars 2007
Wikileaks, Collateral Murder, 5 avril 2010
Wikileaks, War Diaries, 22 octobre 2010
JORF, Avis sur la transposition de la directive relative aux lanceurs d’alerte, 4 octobre 2020, n°0242.
Défenseur des droits, Le défenseur des droits appelle à une transposition ambitieuse de la directive sur les lanceurs d’alerte, 4 juin 2020
UNTERSINGER (M.), La justice britannique refuse l’extradition de Julian Assange vers les Etats-Unis, in Le Monde, 4 janvier 2021
FARGE (P.), Julian Assange : le refus de l’extrader ne le sauvera pas, in Contrepoints, 12 janvier 2021
DELMAS (C.), Désobéissance civile et dénonciation gouvernementale : le cas d’Edward Snowden, in Éthique publique, 2018, vol. 20, n° 2.
GUITON (A.), Cinq ans de prison pour la lanceuse d’alerte Reality Winner, in Libération, 24 août 2018
MACASKILL (E.), Julian Assange like a hi-tech terrorist, says Joe Biden, in The Guardian, 19 décembre 2010
COLLIN (C.), Lanceurs d’alerte : un niveau de protection supplémentaire au sein de l’Union européenne, in Dalloz actualités, 16 décembre 2019