par Philippe MOURON, Professeur de droit privé – Directeur du Master 2 Droit des communications électroniques – Directeur adjoint du LID2MS
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Dans le cadre d’un partenariat, cet article a également été publié sur le site internet du média Les Surligneurs.
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Interdite peu après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la chaîne gouvernementale russe est pourtant consultable par n’importe quel internaute en seulement quelques clics.
“Le 9 mai 2023, après la liquidation complète de la chaîne en France, la nouvelle chaîne RT en français a repris l’antenne depuis Moscou”. Ainsi le média Russia Today se présente-t-il sur un site web accessible gratuitement et de façon totalement libre, sans l’usage d’un VPN.
La chaîne de télévision francophone du groupe avait pourtant fait l’objet d’une décision de suspension prononcée par le Conseil de l’Union européenne le 1er mars 2022, à l’instar de ses homologues anglophone, germanophone et hispanophone.
Et cette décision n’était pas limitée à la seule distribution du service par les opérateurs de communications électroniques. En effet, elle s’étend également aux services de communication en ligne, tels que les fournisseurs d’accès à internet, les hébergeurs et les plateformes au titre de leurs obligations de modération des contenus, qui peuvent aller jusqu’à la suppression ou le blocage.
Le média web Sputnik News avait, lui aussi, fait les frais de cette décision, de même que d’autres chaînes de télévision russes dont la suspension a été ordonnée au niveau national par l’ARCOM.
Depuis le début de l’invasion du territoire ukrainien, ces services sont accusés de nombreuses manipulations de l’information, dont la portée va au-delà du conflit qui fait rage depuis deux ans.
La chaîne RT France a vainement tenté de contester cette décision, le Tribunal de l’Union européenne ayant rejeté son recours.
Alors, pourquoi le média reste-t-il accessible via différents services web ?
Une “dilution” de Russia Today en Europe
Le constat a de quoi surprendre alors que la décision du Conseil se voulait particulièrement large dans son champ d’application. Ainsi était-il interdit aux opérateurs de communications électroniques de “diffuser des contenus, d’autoriser ou de faciliter la diffusion de contenus, ou de contribuer à celle-ci par les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX [de la décision, ndlr], y compris par transmission ou distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services internet, les plateformes ou applications de partage de vidéos sur l’internet, qu’elles soient nouvelles ou préinstallées”.
La diffusion des services audiovisuels du groupe a pu être rapidement interrompue, de même que ses principaux sites web ont été bloqués par les fournisseurs d’accès à internet sur la base de leurs noms de domaine.
Si efficaces que ces mesures aient été, elles ne pouvaient totalement enrayer la propagation des contenus émanant de RT, qui a eu recours à des techniques éprouvées pour se “diluer” au sein du web accessible en Europe.
La création de sites miroirs dès la fin de l’année 2022 lui a ainsi permis de poursuivre ses activités, jusqu’à aujourd’hui. Début septembre, plusieurs de ces sites étaient identifiés, diffusant des contenus en plusieurs langues, et certains permettant même d’accéder à des programmes en direct (en particulier du service allemand de RT).
Enfin, RT a également eu recours à des plateformes et autres hébergeurs pour pouvoir continuer à publier des contenus, audiovisuels ou écrits, ceux-ci étant fondus dans le flux des autres utilisateurs, qui ne sont pas forcément frappés d’une mesure d’interdiction. Si certaines de ces plateformes ont pu bloquer le compte de RT, telles que Odysee, il n’est donc pas impossible pour des internautes français de consulter et de partager des informations émanant du groupe.
Cette stratégie de dilution explique les difficultés existantes en termes de modération, celle-ci, devant en principe rester exceptionnelle.
Modération exceptionnelle
C’est bien parce que la liberté de communication doit rester le principe que la modération, l’identification et le blocage des services de RT s’avèrent si compliqués. Si le contexte du conflit ukrainien et l’existence avérée de stratégie de désinformation dirigée par la Russie peuvent avoir justifié la suspension totale des chaînes et sites web du groupe, les opérateurs de communications électroniques ne peuvent d’eux-mêmes poursuivre des activités de blocage de sites et de contenus au-delà des services initialement identifiés.
D’autant que les textes fondamentaux protecteurs de la liberté d’expression, ainsi que les dispositions européennes relatives au respect de la neutralité du net , exigent que des mesures restrictives soient dûment proportionnées, et normalement décidées au cas par cas.
La fragilité des fondements de la décision prise par le Conseil de l’Union européenne avait déjà pu être signalée sur ce terrain, en ce que RT ne s’était pas “techniquement” rendue coupable de manquements à la législation.
Mais le Tribunal de l’Union européenne a considéré que la mesure de suspension était parfaitement proportionnée et nécessaire, le groupe n’étant pas totalement privé de l’exercice de ses activités économiques.
Pour preuve, la chaîne francophone de RT n’a définitivement quitté la France qu’un an après son interdiction. Mais la décision est elle-même incertaine quant à sa portée sur le long terme. Les fournisseurs d’accès à internet devraient-ils d’eux-mêmes identifier les sites miroirs de RT et les bloquer ? Ou doivent-ils être sollicités par les autorités administratives pour se voir remettre une nouvelle liste d’adresses à bloquer ? Rien n’est prévu à ce niveau.
L’article 6-4 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, dans sa version actuelle, prévoit bien la possibilité pour l’Office anti-cybercriminalité de demander le blocage des sites miroirs dont l’accès a déjà été interdit. Mais cette procédure suppose qu’une décision judiciaire préalable ait été rendue, les motifs du blocage étant de plus limités à certaines infractions, telle que la diffusion de contenus haineux, visées à l’article 6 IV A de la même loi. Ces deux conditions sont manquantes concernant la suspension de RT France et le blocage de ses sites miroirs.
Quant aux plateformes, la situation est encore plus aléatoire, les dispositions du Digital Services Act, désormais applicables, prévoyant des obligations variables en fonction du nombre d’utilisateurs. Les très grandes plateformes en ligne se voient ainsi tenues de prendre des mesures d’atténuation des risques systémiques, ce qui peut inclure les stratégies de manipulation de désinformation initiées par les médias russes qui utilisent leurs espaces. Du reste, on constate que RT n’est plus disponible sur des services tels que Facebook ou YouTube.
Liberté d’expression
Mais le vrai problème se pose pour les autres plateformes et services d’hébergement, pour lesquels les obligations de modération sont plus souples. S’ils peuvent être amenés à supprimer ou suspendre des comptes publiant régulièrement des contenus illicites, c’est bien au terme d’une appréciation circonstanciée, une telle mesure devant elle aussi rester exceptionnelle.
À défaut, seuls des contenus précisément identifiés comme tels peuvent faire l’objet d’un blocage, ce qui intervient le plus souvent après un signalement. Or il n’est pas certain que les contenus émanant de RT, pris isolément les uns des autres, puissent tous être qualifiés d’illicites au sens du droit français ou européen.
Des messages orientés sur l’actualité internationale, mais ne comportant aucune apologie de crimes de guerre, de crimes contre l’Humanité, de propos discriminatoires ou de risques de trouble à l’ordre public ne peuvent être condamnables en soi, sauf à considérer que leur source même est manifestement illicite, au risque de donner du grain à moudre aux détracteurs de l’UE. De plus, cela n’exclurait nullement la nécessité de recourir à un signalement, les hébergeurs et plateformes n’étant pas soumis à une obligation générale de surveillance des contenus.
C’est là le prix à payer du pluralisme des courants d’opinions, qui est lui-même consubstantiel à la liberté d’expression.