par Lionel-Camus LOKOSSOU, étudiant du Master 2 Droit des communications électroniques
Google a été condamné par un tribunal Russe à une amende ahurissante à trente-six zéros, pour avoir bloqué l’accès à sa plateforme YouTube à plusieurs médias pro russes qui auraient manifestement violé ses règles.
Cette amende record dont il est difficile de « prononcer correctement le chiffre » selon le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov s’élève au 29 octobre 2024 à deux undécillions de roubles, soit vingt décillions de dollars. En réalité, il s’agit d’une accumulation d’amendes pour non-exécution d’une décision de justice datant de 2020 qui ordonnait à Google de cesser toute mesure de blocage des médias en cause.
En effet, poursuivi à l’origine (en 2020) par Tsargrad TV et RIA FAN, respectivement média ultranationaliste et société de propagande russe pour avoir bloqué leur accès à sa plateforme YouTube, et ensuite en 2022 par quinze autres médias (Zvezda, Channel One, VGTRK (Rossiya 1, Rossiya 24, etc.), la Télévision parlementaire, Moscow Media, TV Center, NTV, GPM Entertainment Television, la Télévision publique de Russie, 360 TV Channel, TRK Petersburg, la Fondation de télévision orthodoxe, la Chaîne nationale des sports, le Technology Company Center et la chaîne YouTube de la présentatrice de télévision Margarita Simonyan) pour la même raison, Google s’est vu condamné sous astreinte par le Tribunal de Moscou de cesser toute mesure de blocage à l’encontre des médias en cause. Le montant de l’astreinte était fixé à 100.000 roubles par jour de retard de l’exécution de la décision.
Google, ne s’étant pas exécuté depuis lors, ce montant n’a cessé de se multiplier pour atteindre le 29 octobre 2024 le chiffre hallucinant susmentionné.
Google avait-il le droit de bloquer l’accès à YouTube aux médias pro russes ? Ne serait -ce pas une atteinte à la liberté d’expression ?
Le blocage des médias pro russes par Google peut paraître comme une atteinte à la liberté de communication dans la mesure où il restreint la diversité d’informations (politiques), d’opinions et d’idées, particulièrement celles qui émanent de la Russie, en lien avec le conflit qui l’oppose à l’Ukraine.
Cependant, même s’il est vrai qu’il existe une liberté de communication à laquelle YouTube, en tant que service de communication au public en ligne ne doit pas porter atteinte (sauf dans des cas relevant d’exception), il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’entreprise privée, elle soit libre de modérer ses espaces comme bon lui semble, comme le rappel la Cour d’appel du 9ème circuit des Etats-Unis le 26 février 2020 dans l’affaire Prager University C./ Google LLC.
Ainsi, Google se réserve le droit de modérer ses espaces (retrait de contenus, suppression de comptes, suspension, blocage) en cas de violation de ses conditions générales d’utilisation et politiques.
Dans cette affaire, Google a motivé ses mesures de blocage par la « propagande » à grande échelle et la diffusion de contenus inappropriés par les médias plaignants, ce qui contreviendrait à sa politique sur les contenus qui « minimisent ou banalisent des événements violents bien documentés » (politique qui semble encadrer de manière objective la liberté d’expression).
Toutefois, qu’il ait logiquement le droit de mettre en œuvre de telles mesures ou non, l’environnement dans lequel il le fait ne s’y prête forcément pas.
Selon le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov Google « ne devrait pas restreindre les actions » de leur « diffuseurs sur sa plateforme ». Pour les médias bloqués, les mesures tendant à leur interdire l’accès à une plateforme qui fournit un service de communication au public en ligne sont perçues comme une atteinte à leurs droits et à leur liberté d’émettre de l’information ainsi qu’à la liberté du public de recevoir de l’information diversifiée.
De même, l’agence de presse multimédia internationale du gouvernement russe Sputnik déclarait dans un communiqué que « Le blocage par YouTube n’est rien d’autre qu’une nouvelle tournure d’une attaque atroce contre l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, à savoir la liberté de la presse ».
La Russie a sa propre législation et s’oppose à toute sorte de mesure tendant à bloquer l’accès de ses médias sur une plateforme de communication au public en ligne. Elle semble vouloir obliger la plateforme (et peut-être toutes les autres de la catégorie) à s’adapter à ses propres règles. Le montant ahurissant de l’amende qu’elle lui a infligée en dit long sur cette volonté de s’imposer.
S’il en est ainsi pour google, qu’adviendra-t-il de Meta qui a également banni des médias d’Etat russes dans le monde entier sur ses plateformes Facebook, Instagram et WhatsApp pour « activités d’ingérence étrangère » ?
Google doit-il s’exécuter ?
Pas de volonté de la part de Google
D’abord sur la volonté de s’exécuter, on peut imaginer que si Google n’a pas voulu s’acquitter de l’amende quand le chiffre était encore inscriptible sur un chèque, ce n’est pas maintenant qu’on parle d’un montant à 36 chiffres qu’il aura la volonté de payer.
Aucune possibilité pour Google de s’exécuter
Ensuite sur la possibilité de s’exécuter, on a de bonnes raisons de croire que malgré toute la volonté du monde, Google est à mille lieues de disposer de ressources suffisantes pour faire face à une amende d’un montant aussi colossal. Déjà, il faut noter que ce montant dépasse de très loin le PIB mondial, évalué à 110 000 milliards de dollars environ par le Fonds monétaire international. Aussi faut-il remarquer que la capitalisation boursière de la société mère de Google (Alphabet) estimée à un montant d’environ 2 000 milliards de dollars (selon Euronews) est absolument insuffisante pour faire face à cette amende.
Une exécution qui risque de mettre Google en conflit avec les lois américaines
Enfin, même si par une ‘’fiction’’ économique Google mobilisait les moyens de s’acquitter de l’amende qui lui est infligée, la simple exécution de la décision le mettra en difficulté avec les lois américaines qui, dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine, font interdiction aux sociétés américaines d’avoir des relations d’affaire avec la Russie. Google s’exposerait ainsi à de lourdes sanctions s’il exécute la décision, ce qui est d’ailleurs objectivement impossible.
Rappelons au passage que c’est dans ce même contexte de l’invasion de l’Ukraine que le Conseil de l’Union Européenne a adopté le 1er mars 2022 des mesures restrictives à l’encontre de la Russie, à savoir la stricte interdiction de la diffusion dans l’Union ou à destination de l’Union par les opérateurs de communications électroniques, y compris par la transmission ou la distribution par tout moyen, d’un certain nombre médias d’Etat Russes (RT et Sputnik notamment), ainsi que la suspension des licences ou autorisations de diffusion et tout accord de transmission et de distribution de ces derniers.
Mais dans le même temps la Russie ne lâche rien. Tant que Google ne s’acquitte pas de l’amende son retour sur le marché russe sera impossible et dans les neuf mois le montant doublera chaque jour de retard et sans aucune limite.
Par ailleurs, si tous les indices montrent que cette décision est irréaliste et que même le collège des Avocats des médias russes pense qu’elle était en tout évidence « inapplicable », on peut soupçonner qu’il y a vraisemblablement derrière, une intention différente.
Pour une décision de cette envergure, y aurait-il une intention sous-jacente de la Russie ?
La nature irréaliste de l’amende infligée à Google et la possibilité qu’elle ne cesse de grimper quotidiennement en cas non-exécution, laisse imaginer qu’il s’agit plutôt d’une « sanction politique ». On y voit une manière de contraindre la plateforme à se soumettre aux règles locales, à adapter ses politiques et conditions de modération à la législation interne.
D’ailleurs, Fiodor Kravchenko, avocat au Collegium of Media Lawyers en parlant de l’impossibilité de se conformer à cette décision, pense qu’elle semble beaucoup plus indiquer « la position politique du Kremlin sur toutes les plateformes technologiques »que la position juridique des plaignants.
Cette affaire révèle la subtilité dans la conciliation entre liberté d’expression et modération d’informations ou de contenus à caractère sensible dans un cadre de forte tension géopolitique ou dans un régime autoritaire comme la Russie. On ne sait pas comment sera la suite, mais ce qui est certain, elle donnera lieu à de la jurisprudence internationale sur la question.