par Lisa-Marie NKOE, étudiante du Master 2 Droit des communications électroniques
Le mardi 21 janvier a eu lieu le procès de quatre individus accusés de cyberharcèlement à l’encontre de la streameuse française Ultia. Ce procès fait suite à une vague de menaces et de violences verbales qui ont débuté en novembre 2021, lorsque la créatrice de contenu a dénoncé publiquement des propos sexistes tenus par un autre streamer lors du ZEvent, un événement caritatif organisé par les streameurs français Adrien Nougaret (Zerator) et Alexandre Dachary. En prenant position contre ces propos sexistes, Ultia a rapidement été la cible d’une campagne de haine en ligne, marquée par des menaces, insultes et diffamations qui persistent jusqu’à aujourd’hui.
Ce procès s’inscrit dans un contexte clé pour la lutte contre le cyberharcèlement, soulevant des questions cruciales sur la responsabilité pénale des harceleurs et celle des plateformes numériques, comme Twitch.
La responsabilité pénale des harceleurs et leur cadre juridique
Le cyberharcèlement est défini par l’article 222-33-2-2 du Code pénal, qui sanctionne le fait de harceler une personne par des propos ou comportements répétés, notamment via des outils numériques. Ce type d’infraction peut entraîner jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende. Ces peines peuvent être aggravées à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende si la victime est particulièrement vulnérable, comme ce fut le cas pour Ultia. Celle-ci a exprimé dans une interview l’impact dévastateur de ces attaques sur sa santé mentale et sa vie personnelle.
Les personnes reconnues coupables de cyberharcèlement ne sont pas seulement exposées à des sanctions pénales : elles doivent également prendre conscience de l’impact de leurs actions sur leurs victimes. Pour Ultia, cette période a été marquée par une détresse psychologique importante, avec des répercussions sur sa vie personnelle et professionnelle. Ces campagnes de haine exacerbent les sentiments d’isolement et d’insécurité, ce qui souligne la gravité de ces actes.
Dans cette affaire, la question de la responsabilité des créateurs de contenus dans le cadre d’actes de cyberharcèlement est complexe. Bien qu’ils ne soient pas directement impliqués dans les actes de harcèlement, certains créateurs peuvent voir leur responsabilité pénale engagée si leurs prises de parole ou comportements légitiment, incitent ou attisent des violences numériques contre une personne.
En droit français, l’article 121-7 du Code pénal évoque la notion de complicité, disposant que celui qui, par son comportement, facilite la commission d’un crime ou d’un délit, peut être considéré comme complice. Même en l’absence de participation directe, un créateur de contenu pourrait être jugé responsable s’il contribue, par ses paroles ou son influence, à créer un climat propice à la commission d’actes répréhensibles. Par exemple, si un créateur de contenu publie des messages de soutien à des comportements haineux ou reste silencieux face à des attaques publiques, cela pourrait être perçu comme une incitation indirecte à harceler une victime, comme ce fut le cas pour Ultia.
De plus, l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse pourrait également entrer en jeu si des propos tenus par un créateur, diffusés à une large audience, incitent directement à la violence ou à des actes illégaux. Les créateurs de contenus, qui disposent souvent d’un large pouvoir d’influence sur leurs communautés, ont donc une responsabilité particulière dans leurs prises de position.
Le rôle des plateformes numériques et leurs obligations
Les plateformes numériques jouent un rôle central dans la lutte contre le cyberharcèlement, mais elles sont également de plus en plus souvent pointées du doigt pour leur gestion défaillante des contenus haineux. L’affaire Ultia met en lumière les obligations légales qui leur incombent et leurs manquements dans leur application.
En France et en Europe, des textes imposent aux plateformes des responsabilités claires en matière de lutte contre les contenus illicites. L’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) de 2004 oblige les hébergeurs, tels que Twitch, à retirer promptement tout contenu manifestement illicite dès qu’ils en ont connaissance. Par ailleurs, le Règlement européen sur les services numériques (DSA), entré en vigueur en novembre 2022, impose aux grandes plateformes des mécanismes renforcés pour identifier, modérer et prévenir la propagation de contenus haineux, sous peine de lourdes sanctions financières. En cas de non-respect de ces obligations, le DSA prévoit des sanctions pouvant atteindre 6 % du chiffre d’affaires mondial annuel des plateformes fautives, une amende suffisamment dissuasive pour forcer les entreprises à agir efficacement.
Dans le cadre de l’affaire Ultia, Twitch a été sévèrement critiquée pour son incapacité à protéger la streameuse face à une vague de harcèlement sans précédent. Alors que les menaces et insultes se multipliaient dans les chats et commentaires publics, les outils de modération de la plateforme ont montré leurs limites. De nombreux messages haineux ont été laissés visibles pendant plusieurs jours, amplifiant la violence psychologique subie par la victime. Bien que Twitch dispose de fonctionnalités telles que des filtres de mots-clés, des bannissements temporaires ou la possibilité de désactiver les chats, ces mesures n’ont pas suffi à enrayer la campagne coordonnée contre Ultia. Cette situation met en lumière un problème systémique : les outils de modération ne sont pas à la hauteur de l’ampleur et de la complexité des violences numériques.
L’affaire Ultia n’est pas un cas isolé. Elle s’inscrit dans un contexte plus large où la responsabilité des plateformes est de plus en plus questionnée. En juillet 2021, le tribunal judiciaire de Paris a condamné Twitter à supprimer les tweets haineux signalés par six associations, après que la plateforme ait été jugée trop lente à agir. Ce précédent illustre une réalité persistante : les grandes entreprises du numérique peinent à réguler efficacement les contenus illicites, malgré leurs moyens financiers et techniques considérables.
L’incapacité de Twitch à protéger Ultia dans cette affaire illustre l’urgence d’une action concertée entre régulations juridiques, amélioration des systèmes de modération et coopération accrue avec les autorités judiciaires. Ce procès pourrait ainsi marquer une étape importante dans la responsabilisation des plateformes et la lutte contre le cyberharcèlement.
Vers une responsabilité partagée : un tournant dans la lutte contre le cyberharcèlement
Le procès des harceleurs d’Ultia dépasse le simple cadre judiciaire : il symbolise une prise de conscience collective de l’urgence à lutter contre le cyberharcèlement. Si ce combat passe par la responsabilisation des individus, il nécessite également des efforts accrus des plateformes pour assurer la sécurité de leurs utilisateurs. Ce procès pourrait ainsi devenir un précédent important, appelant à des pratiques plus éthiques dans la gestion des espaces numériques et à une meilleure protection des victimes.