par Kaïna DAVID AISSAOUI, étudiante du Master 2 Droit des communications électroniques

Chaque jour, des milliards de vidéos sont vues sur TikTok, mais derrière ce succès se cache un débat crucial : les auteurs sont-ils rémunérés de manière équitable ? La SACD reproche à la plateforme de diffuser des œuvres audiovisuelles sans autorisation ni rémunération et dénonce un manque de transparence.
Le 12 novembre 2025, la SACD, société de gestion collective chargée de défendre les droits des auteurs de théâtre, de cinéma, d’audiovisuel et de spectacle vivant, a annoncé avoir assigné TikTok devant le tribunal judiciaire de Paris. Selon elle, la plateforme exploite des extraits d’œuvres telles que Kaamelott, Les Choristes ou Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre sans autorisation et sans fournir les informations nécessaires pour fixer une rémunération.
Cette action fait suite à des années de négociations, les blocages portant aussi bien sur la conclusion d’une licence d’exploitation que sur la communication du chiffre d’affaires réalisé en France par TikTok. La SACD considère ces pratiques comme des actes de contrefaçon, puisque l’exploitation d’œuvres protégées sans autorisation demeure illégale au regard du Code de la propriété intellectuelle.
Le principe d’autorisation préalable, pilier du droit d’auteur français
Le droit français repose sur un principe clair : aucune reproduction ou représentation d’une œuvre ne peut avoir lieu sans l’accord de l’auteur ou de ses ayants droit (art. L.122-4 du Code de la propriété intellectuelle). Les auteurs représentés par la SACD lui ont confié la mission de délivrer ces autorisations en leur nom.
Ce principe ne souffre que de rares exceptions prévues par l’article L.122-5 du Code de la propriété intellectuelle, comme la courte citation, la parodie, la revue de presse ou la copie privée. Ces exceptions font l’objet d’une interprétation stricte, conformément à la jurisprudence de la CJUE (Infopaq, 16 juill. 2009, C-5/08) et de la Cour de cassation (1re civ., 28 févr. 2006, Mulholland Drive). Elles ne couvrent pas la mise en ligne d’extraits audiovisuels sur une plateforme commerciale comme TikTok, car les vidéos qui réutilisent des scènes de films ou de séries ne répondent généralement ni aux finalités légitimes (critique, analyse, parodie), ni aux exigences de proportionnalité propres à la citation.
Hors autorisation et hors exceptions, la mise en ligne d’extraits constitue donc une atteinte aux droits patrimoniaux, susceptible d’être qualifiée de contrefaçon. Le Code de la propriété intellectuelle prévoit que toute atteinte ouvre droit à réparation et peut justifier des mesures de retrait (art. L.331-1 et suivants). Il ne s’agit donc pas d’un simple désaccord commercial, mais d’une exploitation potentiellement illicite au sens du droit français.
De l’hébergeur passif à l’acteur responsable, l’évolution du statut des plateformes
TikTok invoque régulièrement le fait que les extraits protégés sont publiés par les utilisateurs eux-mêmes, ce qui l’exonérerait de toute responsabilité. Historiquement, cet argument reposait sur le statut d’hébergeur prévu par la LCEN, qui limite la responsabilité des plateformes lorsque celles-ci restent neutres dans la diffusion des contenus.
La jurisprudence française avait confirmé cette logique, dans l’arrêt Dailymotion du 17 février 2011. La Cour de cassation a estimé que les opérations techniques d’encodage, de formatage ou la commercialisation d’espaces publicitaires ne suffisaient pas à conférer à la plateforme un rôle actif. Dailymotion conservait ainsi son statut d’hébergeur passif.
Cependant, le cadre juridique a profondément évolué depuis l’adoption de l’article 17 de la directive européenne de 2019 sur le droit d’auteur. Les plateformes de partage de contenus ne sont plus considérées comme de simples intermédiaires techniques : elles organisent la diffusion, recommandent les contenus via des algorithmes, offrent des outils facilitant l’intégration d’extraits audiovisuels et en tirent un avantage économique.
Ce rôle actif ne fait pas de TikTok un éditeur au sens strict, puisqu’elle n’exerce pas de contrôle sur le contenu lui-même. En revanche, il la prive du bénéfice du régime de responsabilité limitée réservé aux hébergeurs ayant un rôle passif. Dès lors, TikTok doit obtenir des autorisations préalables auprès des ayants droit pour couvrir les mises en ligne effectuées par ses utilisateurs. À défaut, la plateforme peut être tenue responsable de la mise à disposition illicite d’œuvres protégées.
La transparence financière, clé d’une rémunération juste
La SACD reproche à TikTok de refuser de fournir les informations nécessaires au calcul d’une rémunération proportionnelle, en particulier son chiffre d’affaires réalisé sur le marché français, mais aussi les données relatives à l’exploitation effective des œuvres (nombre de vues, taux d’engagement, réutilisation des extraits, etc.). Or, le Code de la propriété intellectuelle impose aux exploitants de communiquer aux ayants droit toutes les données nécessaires à l’exercice de leurs droits, afin de garantir une rémunération juste et proportionnelle à l’usage réel des œuvres.
Sans ces informations, la SACD ne peut ni établir un barème précis, ni déterminer la part qui revient à chaque auteur. Cette absence de transparence empêche toute régularisation volontaire, et pourrait même constituer un manquement aux obligations légales des plateformes vis-à-vis des ayants droit.
Au-delà de ce contentieux, l’absence de transparence financière interroge : comment rémunérer équitablement les auteurs dans un environnement numérique où les exploitations sont massives, fragmentées et souvent internationales ? La SACD utilise cette action pour rappeler que la transparence est un prérequis indispensable à une rémunération juste, et que les plateformes qui exploitent des contenus protégés ne peuvent pas se soustraire à cette obligation.
Un litige révélateur d’un enjeu plus large
L’affaire met en évidence un enjeu central pour la création à l’ère numérique. Les extraits audiovisuels circulent massivement sur les plateformes, mais les mécanismes de rémunération des auteurs restent opaques. En assignant TikTok, la SACD envoie un signal fort aux géants du numérique en rappelant que le respect des règles françaises et européennes en matière de droits d’auteur n’est pas optionnel et que les créateurs doivent bénéficier d’une rémunération juste et transparente.
Si la SACD obtient gain de cause, cette décision pourrait encourager d’autres sociétés de gestion collective à engager des actions similaires et inciter les plateformes à renégocier leurs contrats ou à adapter leurs modèles économiques. Elle pourrait également influencer la jurisprudence et nourrir les réflexions législatives sur la régulation des plateformes et la protection des auteurs dans l’univers numérique.