par Manalys RAYNAUD, étudiante du Master 2 Droit des communications électroniques

L’arrivée d’acteurs entièrement générés par l’IA bouleverse le secteur du divertissement. Le cas de Tilly Norwood, avatar créé par le studio néerlandais Xicoia (filiale de Particle6) et présentée lors du Zurich Summit en septembre 2025, marque une rupture : pour la première fois, un “talent” entièrement synthétique entame des négociations avec des agences de talents pour des films grand public comme une actrice humaine.
Pour les studios, ces avatars sont un outil de réduction des coûts et de flexibilité. Pour les syndicats d’acteurs, notamment le SAG-AFTRA, ils représentent une menace directe pour l’emploi et l’authenticité du travail artistique.
Ces innovations posent des questions juridiques majeures : propriété intellectuelle, identité numérique, droits voisins, données biométriques ou encore régulation des deepfakes. Leur analyse doit croiser droit français, européen et américain.
1. La difficulté concernant la titularité des droits d’auteur pour les acteurs générés par l’IA
L’exigence de l’empreinte humaine en droit français/européen
Le droit d’auteur français est fondé sur le principe strict que seule une personne physique peut être reconnue auteur. L’œuvre, pour être protégée, doit être une création intellectuelle suivie d’une mise en forme des idées, et doit porter l’« empreinte de la création de l’auteur » ou sa « personnalité » (originalité). Dans cette optique, ni l’algorithme ni l’IA elle-même ne peuvent être qualifiés d’auteur. L’idée est qu’une machine ne peut imprégner l’œuvre de sa personnalité et donc ne peut se voir octroyer la protection par le droit d’auteur.
Concernant les œuvres produites à l’aide de l’IA, le degré d’intervention humaine est déterminant. Si l’IA, comme celle ayant généré Tilly Norwood, est utilisée comme un simple outil par un créateur humain qui domine le processus et y imprime sa personnalité, la protection est envisageable. Toutefois, si les contenus sont produits de manière entièrement autonome ou avec une intervention humaine minimale, comme de simples instructions (prompts) sans véritable implication créative, ils ne sont pas protégeables par le droit d’auteur.
Étant donné que Tilly Norwood est promue comme une actrice entièrement synthétique, la protection par le droit d’auteur classique sur sa “performance” est a priori exclue.
La position américaine (Copyright)
Le droit américain adopte la même approche : l’absence de contribution humaine substantielle à l’œuvre entraîne une absence de protection par le copyright. Dans Thaler v. Perlmutter (2025), une œuvre sans contribution humaine substantielle a été jugée inéligible au copyright. Le refus opposé à Jason Allen pour Théâtre d’Opéra Spatial va dans le même sens : la création de simples prompts n’est pas considérée comme un apport humain suffisant.
Ainsi, les performances de Tilly Norwood ne relèvent pas du copyright, sauf si des créateurs humains interviennent substantiellement.
La centralité du contrat
Le contrat demeure l’outil central pour régir la cession des droits entre les plateformes d’IA et les studios. Ces accords privés définissent qui profitera de l’exploitation commerciale de l’acteur généré IA dans l’audiovisuel. Face à l’absence de protection fondée sur le droit d’auteur, l’exploitation commerciale des acteurs générés par l’IA repose principalement sur des dispositifs contractuels liant studios, créateurs, plateformes et distributeurs. Les contrats déterminent la titularité des outputs, les modalités d’exploitation et les limites imposées aux utilisations futures.
2. Les atteintes possibles aux droits de la personnalité et aux droits voisins
Le droit à l’image et l’utilisation des données biométriques des acteurs humains constituent des points de friction majeurs, tant en Europe qu’aux États-Unis.
Droit à l’image, à la voix et vie privée
Le droit français protège l’image et la voix en tant qu’attributs de la personnalité, sous le droit au respect de la vie privée. Toute utilisation, y compris l’entraînement des IA à partir de bases de données contenant des performances réelles, sans consentement est en principe illicite.
L’utilisation d’éléments reconnaissables d’un être humain, même dans le cadre d’une ressemblance numérique composite, peut engager la responsabilité civile ou être considérée comme un acte de parasitisme commercial. Le Code pénal prévoit des sanctions (jusqu’à deux ans de prison et 45 000 € d’amende) pour la diffusion non consentie de deepfakes ou d’avatars créés à partir de la voix ou du visage d’une personne réelle si un préjudice ou une confusion est avéré.
Droits voisins des artistes-interprètes
Les acteurs bénéficient de droits voisins. Bien que l’image et la voix ne soient pas protégées par le droit d’auteur en tant que telles, elles le deviennent si elles sont incorporées dans une interprétation enregistrée ou une œuvre audiovisuelle. L’utilisation de performances enregistrées pour entraîner une IA peut constituer une violation de leurs droits voisins.
Right of Publicity (États-Unis)
Aux États-Unis, la plupart des États protègent le nom, l’image, la ressemblance, et la voix d’un individu contre toute exploitation commerciale non autorisée à travers le Right of Publicity. La provenance du modèle facial de Tilly Norwood, issu de datasets multiples, soulève des problématiques d’appropriation non consentie de traits physiques appartenant à des personnes identifiables.
Les conventions collectives du SAG-AFTRA exigent d’ailleurs une négociation et une notification préalables dès qu’un interprète synthétique est utilisé. L’absence de conformité expose les producteurs à des plaintes syndicales.
Données personnelles et RGPD
L’utilisation des acteurs synthétiques soulève également des questions de protection des données, notamment celles des acteurs humains utilisés pour l’entraînement. Le visage et la voix sont considérés comme des données biométriques au sens du Règlement général sur la protection des données (RGPD). L’utilisation de ces données par une IA exige une transparence totale et un consentement explicite. L’individu concerné dispose de droits d’opposition et d’effacement.
Le syndicat britannique Equity a officiellement demandé à Xicoia de divulguer l’origine des données visuelles et biométriques utilisées pour entraîner le modèle. Equity soupçonne que des visages et expressions de comédiennes réelles ont servi sans consentement à constituer les jeux de données de Tilly Norwood et envisage même de s’appuyer sur le RGPD et sur le règlement britannique sur la protection des données pour exiger une traçabilité et un droit de retrait si des images « volées » ont été exploitées.
3. L’encadrement européen spécifique des contenus synthétiques
L’AI Act : transparence et traçabilité
Le Règlement (UE) 2024/1689, dit AIAct, impose :
- un étiquetage clair des deepfakes ou contenus synthétiques,
- une documentation démontrant l’origine des visages et voix utilisés,
- l’obligation d’éviter toute confusion avec une personne réelle.
Un acteur virtuel comme Tilly Norwood doit donc toujours être signalé comme tel.
La directive DSM et le text and data mining
L’entraînement des IA à partir d’œuvres protégées n’est licite qu’en respectant la directive DSM 2019/790. Les titulaires de droits peuvent exercer un opt-out, rendant illicite toute utilisation de leur œuvre dans un dataset. Les studios exploitant des avatars IA doivent donc justifier la licéité de leur corpus d’entraînement.
L’évolution contractuelle à Hollywood
Afin de pallier les insuffisances du droit d’auteur, les pratiques contractuelles s’adaptent, en particulier à Hollywood. Les accords issus de la grève SAG-AFTRA de 2023 imposent :
- un consentement préalable pour tout scan ou utilisation d’image,
- une rémunération en cas de réutilisation par IA,
- des limites d’usage posthume ou détourné.
Ces clauses deviennent essentielles face aux avatars entièrement synthétiques.
La nécessité d’une gouvernance juridique robuste
Ainsi, Tilly Norwood symbolise l’entrée définitive d’Hollywood dans l’ère des acteurs virtuels et met en lumière les lacunes du cadre juridique face à la vitesse de l’innovation technologique. Si les outils juridiques existants permettent d’encadrer une partie du phénomène, cela reste insuffisant face à l’absence de statut clair pour les créations purement autonomes de l’IA et la protection des identités numériques humaines. L’urgence n’est pas d’interdire l’IA (considérée comme un outil qui stimule la créativité), mais d’assurer une gouvernance solide qui protège le travail humain, garantit la transparence et empêche la captation non consentie d’identités ou de performances.
Les acteurs virtuels modifieront durablement la production audiovisuelle, mais ils ne peuvent se substituer aux artistes sans un cadre clair, protecteur et équitable.