Il y a environ un mois de cela, et à la suite de l’affaire Weinstein aux États-Unis, des femmes du monde entier se sont livrées à de nombreux récits en matière de harcèlement sexuel sur la toile. En France, Twitter a été pris d’assaut avec le hashtag « #balancetonporc » donnant lieu à des dizaines de milliers de témoignages. Sous couvert d’un prétendu anonymat, la parole s’est massivement libérée reflétant en plus d’un mal-être sociétal toujours d’actualité, un système judiciaire particulièrement inadapté. Même si cette démarche a pu être saluée par certains (mise en lumière d’un tabou et plus généralement libéralisation de la parole des femmes harcelées), d’autres considèrent que cette pratique est dangereuse tant pour notre système actuel que pour les femmes en tant que telles. Les risques sont immenses : voir la victime devenir bourreau, bafouer la présomption d’innocence, voir la poussée d’un populisme féministe encouragé par les plateformes numériques, ou encore voir s’installer un mal-être dans les relations hommes-femmes. L’effet boule de neige des plateformes a tendance à faire oublier que le web est un espace règlementé où tout ne peut être dit et fait. Toute personne se faisant emporter par l’engouement parfois médiatique de telles démarches doit être consciente des risques, des atteintes et sanctions auxquelles elle s’expose.
La diffamation : quand la victime devient bourreau
Twitter a fait l’objet le mois dernier d’un déferlement de témoignages en matière de harcèlement sexuel. En seulement trois jours, 16 000 témoignages, 134 000 retweets et 159 000 messages ont pu être recensés. De nombreuses victimes ont décidé de raconter leurs agressions sur la toile à des millions d’utilisateurs. Plusieurs types de récits ont pu alors être observés : ceux qui mettaient en lumière le nom des agresseurs, et ceux qui se contentaient de raconter le traumatisme vécu en prenant soin de ne pas citer leurs bourreaux. Un certain nombre d’hommes ont inévitablement été mis au pilori virtuel. Également et même si la plupart des témoignages ne donnent pas le nom des agresseurs présumés, il est parfois facile d’identifier certains hommes au regard des indications rapportées. Se pose alors la question de la portée de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux et des éventuels débouchés juridiques possibles notamment en matière de diffamation.
La liberté d’expression est un droit fondamental consacré à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ce droit, aussi fondamental soit-il, n’est pas absolu. Il est agrémenté de limites, d’exceptions qui sont parfois difficiles à cerner surtout depuis l’avènement d’internet et des réseaux sociaux. La diffamation prévue à l’article 29 de la loi du 29 juillet 1981 en matière de liberté de la presse (et applicable à internet) en constitue une (limite). Il faut entendre par diffamation, « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur d’une personne». Or en l’espèce, le fait de voir son nom agrémenté d’un hashtag #balancetonporc sur la toile et repris par des milliers d’utilisateurs peut caractériser une atteinte à l’honneur. Il semble donc logique qu’un homme mis malgré lui sur le devant de la scène médiatique puisse se retourner contre « sa victime présumée » et l’attaquer en justice sur le terrain de la diffamation voire même de l’injure. L’injure conformément à l’article 29 de la loi du 29 juillet 1981 peut être définie comme étant « toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait ». Elle est envisageable, car la mention « porc » qui identifie tous les « agresseurs présumés » est outrageante. Il faut noter enfin qu’en cas de diffamation, la partie adverse peut plaider l’exception de vérité lui permettant d’éteindre les poursuites si les faits sont véritablement avérés.
Nous avons assisté avec ce déferlement de témoignages à un mouvement de masse assez agressif et désorganisé. Il faut bien garder en mémoire que l’indignation de masse est recherchée et encouragée par les plateformes telles que Twitter et Facebook, qui sont au cœur de leur fonctionnement, de leur existence. Toutes ces femmes sont donc implicitement encouragées à surréagir émotionnellement. Ainsi, même si cette prise de parole générale a pu refléter un réel besoin des victimes de se faire entendre, il semble qu’elle se transforme en un piège médiatique qui se retourne contre elles. Les internautes doivent prendre conscience que les réactions de masse sur les plateformes numériques ne sont en aucun cas un gage d’anonymat, de légalité voir de protection. La preuve étant que la victime présumée peut devenir bourreau en se faisant attaquer sur le terrain de la diffamation, ou de l’injure.
La présomption d’innocence : une chimère sur le web
Nous l’avons vu, l’indication du nom d’une personne dans un post suivi de la mention « #balancetonporc » est attaquable sur le terrain de la diffamation et de l’injure. Mais qu’en est-il du principe de présomption d’innocence reconnu en droit français ? En effet, la France reconnait à l’article 9-1 du Code civil ce principe qui signifie qu’un individu ne peut être considéré comme coupable avant d’en avoir été jugé comme tel par un tribunal. Or, nous observons une multitude de témoignages sous la mention #balancetonporc qui n’ont pas fait l’objet de jugement, et dont les faits sont par ailleurs très souvent prescrits. Twitter se transforme en tribunal populaire et les personnes exprimant leurs témoignages deviennent dénonciatrices, accusatrices et juges à la fois. Dans l’esprit des utilisateurs, et notamment à cause de l’ampleur médiatique qu’a pris ce mouvement, le nom d’un homme suivi du hashtag #balancetonporc le rend inévitablement coupable. Nous sommes donc face à une atteinte clairement caractérisée d’un des principes les plus fondamentaux de la justice française.
Ainsi, plusieurs conséquences sont à relever : L’émotionnel, voir l’irrationnel, a semble-t-il prit le pas sur la raison. La cause de toutes ces personnes victimes d’agressions sexuelles, aussi noble soit elle a été inévitablement affaiblie probablement en raison de l’effet de masse, populaire et parfois violent des propos. Les critiques fusent et les femmes tombent malgré elles dans une caricature d’elles-mêmes. Aussi, le #balancetonporc a pu faire naitre, et parfois à juste titre, un sentiment de mal-être entre hommes et femmes. La libéralisation de la parole des femmes en matière de harcèlement sexuel est une absolue nécessité : cependant, elle doit se faire de manière rationnelle et ne pas être aussi maladroite. L’effet de masse et la violence des mots et des actes n’ont jamais été un gage d’efficacité sur le long terme.
Néanmoins, une telle prise de position de la part des femmes et plus généralement des victimes de harcèlement sexuel doit nous faire réfléchir. Cette libéralisation, aussi maladroite soit-elle est une réponse à un mal-être profond qui concerne non seulement le système judiciaire actuel inadapté aux violences sexuelles faites aux femmes, mais également à la société qui n’est toujours pas débarrassée de ses clichés et images préconçues en matière de viol et d’agressions faites aux femmes. Nous observons « grâce » à ces nombreux témoignages, une volonté des femmes de faire entendre leur voix, mais qui se sont malgré elles fait piéger par les rouages des plateformes de communication en ligne.
La libéralisation de la parole : une réponse maladroite face à un système inadapté
Lorsque l’on est en présence de réactions aussi nombreuses et virulentes, c’est évidemment parce que le système mis en place fonctionne très mal ou pas du tout. L’humiliation médiatique est souvent utilisée comme procédé alternatif lorsque la justice est bancale, voire inefficace.
En effet, un rapport de l’Assemblée nationale du 16 novembre 2016 sur l’efficacité de la loi du 6 aout 2012 relative au harcèlement sexuel montre que le nombre de condamnations n’a pas augmenté depuis 2012 et que les condamnations pénales restent rares. La plupart des condamnations prononcées sont d’ailleurs alternatives c’est-à-dire font l’objet d’un simple rappel à la loi, ou d’amendes assez faibles (avoisinant les 1000 euros). Aussi, ce rapport poursuit en expliquant que les comportements délictueux sont à l’heure actuelle toujours fréquents, banalisés et très peu condamnés. Selon une enquête de L’IFOP de 2014 seulement 5% des cas de harcèlements sexuels sont portés devant la justice. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela : d’abord, la preuve reste encore difficile à rapporter et le risque de tomber dans un « système » de parole contre parole reste fréquent. Ensuite il semble que pour 74% des actifs la notion de harcèlement sexuel reste difficile à identifier (enquête IFOP). En plus d’une difficulté de moyens, l’acte qui consiste à porter plainte doit être associé à une difficulté d’ordre psychologique qui accentue les conséquences d’une telle démarche. En effet, beaucoup de victimes craignent de perdre leur emploi, ce qui au regard de la situation économique actuelle freine inévitablement la prise de parole. Aussi, la longueur des procédures peut psychologiquement être éprouvante pour une victime d’agression. La décrédibilisation de la victime et la culpabilité qu’elle peut éprouver sont également un facteur qui rend plus difficile l’accès à la justice.
Nous assistons donc à une situation dans laquelle les victimes d’agressions sexuelles sont démunies et gardent presque systématiquement le silence. Il y a donc une nécessité de faire évoluer le système actuel. Ce changement peut passer par une justice plus adaptée aux infractions énoncées, mais également par une évolution des mentalités passant par l’éducation. Il semble qu’une évolution sociétale ne doit pas être négligée, car la « culture du viol » en France reste un sujet d’actualité. Le nombre extrêmement élevé d’agressions de tout type dans les lieux publics en est un exemple concret : nous assistons d’ailleurs à une multiplication de campagnes pour sensibiliser les comportements proscrits envers les femmes dans les transports en commun par exemple.
En d’autres termes, tant que le système actuel ne sera pas plus adapté en matière de harcèlement sexuel, d’autres manifestations telles que le hashtag #balancetonporc, à tort ou à raison, feront leur apparition sur les réseaux sociaux. La libéralisation de la parole des femmes en matière de harcèlement sexuel doit nécessairement se faire, d’une manière qui ne risque pas de les desservir et d’être contraire aux lois et principes reconnus par l’État français. Quant à lui, l’État se doit de mettre tous les moyens en œuvre pour ne pas laisser une catégorie de la population de côté. Rappelons enfin que le changement « ne doit pas se faire contre les hommes, mais avec les hommes ».
SOURCES :
NOISETTE (T.), « Balance ton porc : quelles peuvent être les suites judiciaires après tous ces témoignages ? », L’Obs (le nouvel observateur), publié le 16 octobre 2017, consulté le 8 novembre 2017. https://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20171016.OBS6073/balance-ton-porc-quelles-peuvent-etre-les-suites-judiciaires-apres-tous-ces-temoignages.html
MINISTERE DE L’EDUCATION NATIONALE, « Liberté d’expression et ses limites », Internet responsable, publié le 4 octobre 2016, consulté le 21 octobre 2017. http://eduscol.education.fr/internet-responsable/ressources/legamedia/liberte-d-expression-et-ses-limites.html#ftn1
Anonyme, « Sous le hashtag #Balancetonporc 16.000 témoignages d’agression et de harcèlement », huffingtonpost, publié le 16 octobre 2017, consulté le 8 novembre 2017. http://www.huffingtonpost.fr/2017/10/16/sous-le-hashtag-balancetonporc-16-000-temoignages-dagression-et-de-harcelement_a_23244779/
Khadra (M.), « Balance ton porc : non merci ! », Libération, publié le 19 octobre 2017, consulté le 8 novembre 2017. http://www.liberation.fr/debats/2017/10/19/balance-ton-porc-non-merci_1603799
VINOGRADOFF (L.), « Du danger de (trop) s’indigner en ligne », Le monde, publié le 20 octobre 2017, consulté le 8 novembre 2017. http://www.lemonde.fr/big-browser/article/2017/10/20/du-danger-de-trop-s-indigner-en-ligne_5203946_4832693.html?xtmc=numerique&xtcr=1