L’Œil glacial, le rictus assassin et les canines aiguisées, sur cette photo là, Nicolas Sarkozy tient plus de l’ogre de Rostov que d’un Président de la République.
Et c’est bien ce sentiment de défiance que cherche à produire chez le lecteur la une de l’hebdomadaire Marianne, paru le 31 juillet dernier. Mais plus que l’image, les mots qui l’accompagnent interpellent. En effet, la revue titre « Le voyou de la République » ; puis soutient cette accusation par les motifs suivants : « La République est aux mains d’un Président qui ne s’encombre d’aucune espèce de morale. Sa priorité absolue devant des sondages désastreux : rester au pouvoir. Démagogie, outrance, provocation sont ses armes favorites. Première victime : l’égalité républicaine ».
Un homme politique arriviste ? Soit, il ne s’agirait d’ailleurs certainement pas du premier, ni du dernier. C’est la loi du genre. Mais est-il réellement acceptable de blâmer ainsi la personnalité la plus éminente de l’État ? Peut-on accepter de tels qualificatifs, de telles accusations quand les politiques et les réformes se nourrissent en premier lieu de sérénité ? Pour tout citoyen convenablement au fait des sciences politiques, la réponse est limpide : il ne saurait émaner nul effet positif d’une telle présentation, si ce ne sont – d’un point de vue économique – des ventes record pour l‘éditeur. Or grâce à ce titre provocateur, la « gazette » – qui souhaite « combattre la pensée unique » et se dit de tendance « centriste révolutionnaire » selon les termes de ses fondateurs – a réussit ses meilleures ventes de l’été.
Certes, la raison d’être d’une entreprise est évidemment d’optimiser son chiffre d’affaire. Dans un domaine de la presse écrite payante en proie au doute et à l’avenir incertain (voir l‘article « Révélations : comment les pouvoirs publics tentent de sauver la presse écrite »), cet aphorisme se révèle encore plus implacable. Aussi, à l’heure où ce sont les plus scandaleuses des publications qui tirent leur épingle du jeu dans une société trop « koh lantaïsée », on comprend que de plus en plus de journaux se laissent aller à des unes et des articles « chocs ».
On pense évidemment à L’Équipe – quotidien sportif a priori dans une situation quasi-monopolistique devant le laisser à l’écart de elles tentations – qui durant la récente coupe du monde de football ne manqua pourtant pas d’afficher sur toutes les colonnes Maurice, à auteur d’yeux d’enfant, des insultes des plus infâmes. Que répondre alors à son fils qui demande « papa, papa, tu m’achète l’équipe dis s’il te plait ? Allez, c’est la coupe du monde ! » On pense encore aujourd’hui à Marianne qui se permet de replacer la fonction de Président de la République au plat et bas rang de voyou.
Existent à n’en pas douter des opérations commerciales tout autant démagogiques, mais bien moins dégradantes et nocives pour la démocratie. Car c’est bien elle, et à travers elle la population – ou du moins les électeurs – qui est indirectement visée par l’attaque. « Le peuple, ce voyou » aurait-on pu titré.
Accepter de telles dérives revient à abandonner toute forme de limite. Or ce serait se fourvoyer que d’imaginer que la liberté de la presse ou la liberté d’expression ne connaissent nulle barrière. Le respect de la dignité humaine, de la présomption d’innocence, de la jeunesse, de la vie privée ou de la fonction présidentielle en sont quelques exemples. Il ne s’agit aucunement d’une sacralisation exagérée mais plutôt de l’illustration du besoin de perpétuer ces habitudes historiques qui ont forgé la société.
Présenter le Président de la République en ogre rabougri est malsain. Et quand bien même, comme le soutien Jean-François Kahn – cofondateur de l’hebdomadaire et interrogé sur les ondes des RMC info – il se comporterait tel un « caïd des cités », le bon sens voudrait que l’on ne combatte pas le mal par le mal car, de tels combats, il ne sort jamais de vainqueur.
Hubert Huertas, rédacteur en chef de France Culture, résume parfaitement ces commentaires en expliquant que, selon la posture adoptée, son ressenti est susceptible de varier : « En tant que journaliste, je ne suis pas choqué par cette une de Marianne, mais en temps que citoyen, je suis choqué ». Puis, donnant la primauté au journaliste, et après avoir fait l’amère constat d’une certaine aseptisation de l’information depuis plusieurs années, il ajoute : « Ce qu‘il faudrait, c’est qu’il y ait plus de Jean-François Kahn en France, mais représentant toutes les couleurs politiques ».
Or quant à ce dernier point, il ne faut pas se méprendre. C’est ici la forme qui est remise en question ; car à l’heure où la France se situe au 43è rang du classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières – entre Surinam et Cap-Vert et loin derrière Ghana ou Mali – cette critique du pouvoir politique en place par un magazine national prouve qu’il reste encore suffisamment d’indépendance et de marge de manœuvre aux médias français pour permettre l’expression du pluralisme des courants d’idées et d’opinions. Il est vrai que la France est un des pays d‘Europe qui soutient le plus sa presse écrite – selon un rapport remis au Sénat en 2004 – ce qui ne manque pas de conduire à s’interroger quant à leur indépendance (opere citato). De ce point de vue là donc, cette page de couverture porte en elle quelque chose de rassurant.
Par ailleurs, même lorsque l’on porte un prénom patriotique, la prudence devrait être de mise dès lors qu’il s’agit de s’en prendre verbalement au chef de l’État puisque l’article 26 de la loi du 29 juillet 1886 incrimine toute « offense au chef de l’État ». Et si depuis Charles de Gaulle – qui en fit usage plus de 500 fois – ce délit avait sombré dans l’oubli, le Président de la République Nicolas Sarkozy ne manque pas de le remettre au goût du jour. Ainsi un militant politique a-t-il été condamné pour avoir brandi une pancarte sur laquelle on pouvait lire cette expression désormais culte et symptomatique d’une nouvelle ère politique « casse toi pov’ con » (Cour de Cassation, Chambre criminelle, 4 novembre 2009).
Cette incrimination d‘un autre tant, héritière du crime de lèse-majesté, n’a pour autant aucune chance d’être mise en œuvre dans une situation pareillement médiatique. Elle devrait d’ailleurs à court ou moyen terme suivre le sort de son petit frère, le délit d’offense à un chef d’État étranger, et disparaître dès lors que la France aura à nouveau été sanctionnée par la Cour européenne des Droits de l’Homme pour violation de l’article 10 de la Convention, lequel protège la liberté d’expression et, insidieusement, la liberté de la presse (arrêt « Colombani c/ France » du 25 juin 2002).
Il n’en demeure pas moins qu’elle illustre le besoin de protéger la fonction des sarcasmes et des quolibets. Le Président de la République doit se situer au dessus des partis, au dessus des conflits, au dessus des fourberies. Dans les faits, un tel idéal n’est évidemment en aucun cas atteignable et dépend en premier lieu de l’attitude adoptée par l’homme exerçant cet office elle-même.
Reste que cette une, à l’aune de la faible cote de popularité du chef de l’État, sans doute traduit-elle non une crise de légitimité de sa fonction, mais plus sûrement une crise de légitimité de sa personnalité, voire, ce qui est plus grave, un certain malaise social se traduisant par le rejet du pouvoir et de celui qui l‘incarne.
« Le journaliste doit vendre ses articles, mais vendre au sens noble du terme » décrit Hubert Huertas. « Hors, poursuit-il, Marianne joue sa tête sur le billot chaque semaine », tandis que le projet de Code de déontologie des journalistes ne demeure, lui, qu’à l’état de projet.
On le sait bien, l’offre répond à la demande.
Sources :
http://www.rsf.org/fr-classement1001-2009.html
http://www.marianne2.fr/Voyou-de-la-Republique-L-article-de-Jean-Francois-Kahn_a196198.html
http://loi.blogs.liberation.fr/dufief/2009/03/le-retour-du-dl.html
Conférence de rentrée de l’Institut supérieur de l’information et des médias (ISIM), « l’information, un service public », le 14 octobre 2010, Université Paul Cézanne, Aix – Marseille III